Mes romans


Mon nouveau roman

Un piano sur le dos





Résumé

     Dans cette biographie romancée de Louis Moreau Gottschalk vous allez découvrir le destin tumultueux de ce compositeur et pianiste américain du XIXe siècle. Né à La Nouvelle Orléans en 1829, il quitte son pays à l’âge de onze ans pour étudier le piano à Paris. Très vite, il y connaît la gloire. Ses compositions originales, inspirées aussi bien de mélodies créoles que de rythmes africains entendus dans sa Louisiane natale, surprennent et enchantent le public européen. Frédéric Chopin lui prédit qu’il sera le « roi des pianistes ». Après une tournée triomphale en Suisse et en Espagne, il revient en Amérique.

     Louis Moreau Gottschalk est un infatigable voyageur, poussé par sa curiosité et son goût de l’aventure. Toujours accompagné de son fidèle Firmin qui veille tout autant sur ses malles que sur sa vie, il parcourt inlassablement les Caraïbes, les Etats-Unis puis l’Amérique du Sud. Malgré une santé fragile, il enchaîne les tournées, donne concert sur concert et s’épuise dans l’organisation de formidables festivals qui attirent les foules. Ce virtuose nomade se produit indifféremment devant les publics éclairés des grandes villes que ceux des campagnes où l’on n’a jamais vu un piano. Guerres civiles, épidémies de choléra ou de fièvre jaune, tremblements de terre, accidents de train, révolutions… rien n’arrête Louis Moreau Gottschalk ! Il est prêt à surmonter tous les obstacles pour offrir un récital à ses auditeurs ! Reçu par les souverains, célébré comme le plus grand compositeur de son temps dans nombre de pays, ses admiratrices sont légion, se disputant un morceau de son gant ou une mèche de ses cheveux ! Mais lui qui rêve de poser un jour ses bagages et qui court après la fortune, que trouvera-t-il au bout du chemin ? La belle Ada, l’actrice rencontrée à New York, sera-t-elle celle avec qui il fondera ce foyer tant espéré ?

Lisez les premières pages ci-dessous

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Avis des lecteurs

Claude sur Amazon 16 décembre 2023

         Bravo pour cette bio de 500 pages passionnantes . J’ai découvert la vie incroyable de Louis Moreau Gottschalk !! à la fois un pianiste , un compositeur, et un chef d’orchestre de génie doublé d’un véritable aventurier. Un globe-trotter toujours heureux de découvrir de nouvelles contrées et leurs habitants. Je me suis fait embarquer dès les premières pages. J’ai vraiment aimé l’introduction à la Havane, sa luxuriante végétation, sa moiteur, ses oiseaux, ses couleurs, ses parfums exotiques. Les descriptions, quelle qu‘elles soient, tout au long du livre sont toujours très belles, très détaillées ,très évocatrices. l

         On voyage ainsi accrochés aux malles de ce fou de voyage et de son inséparable Firmin serviteur autant qu’ami très doué en toute chose. On découvre les particularités de l’époque (le satané gong, les steamer, les risques de naufrages, les filles voyageant sur les genoux d’inconnus .. etc..) les trains poussifs et bondés (sans première classe !) le froid ou la chaleur, les dangers de la route, le risque de perdre ses malles. Bref, quantité de mésaventures pittoresques, drôles ou terribles, au cours de ces voyages, en terres inconnues parfois et souvent traversés par des guerres ou des maladies.
On découvre la vie des tournées à l’époque, leur organisation, la gloire et les déconvenues, les coulisses. On est étonné et surpris à chaque page, étonné aussi parfois par des mots inconnus et savoureux.
et puis il y les femmes d’une nuit… et la volcanique, l’ardente Ada, la femme d’une vie .

          Donc encore bravo pour cette plume légère et agréable à lire, pour le style riche et délié, cette façon de nous faire entrer dans les pensées et les états d’âme des uns et des autres, et cet humour si souvent présent pour nous conter la vie rocambolesque de cet immense artiste à la renommée internationale en son temps.


Corinne sur Babelio 15 décembre 2023

Si je vous dis Zola, vous me répondez écrivain. Picasso ? un peintre évidemment. Mais si je vous dis Gottschalk, combien d’entre vous pourraient me répondre ? Je n’en étais pas capable, jusqu’à ce que je lise ce roman.

Gottschalk (1829-1869) était un musicien compositeur célèbre à son époque. Mais le temps a fait son œuvre, et ce nom est tombé dans un quasi oubli, pour la plupart d’entre nous. Elsa Errack nous propose de le suivre pendant quelques années. Une biographie donc, mais romancée et qui se lit presque aussi facilement qu’un roman d’aventures.

Un voyage à la fois musical, historique et géographique. Très vivant, loin d’une biographie aride qui se contente d’exposer les faits. On trouve un peu d’humour et différents thèmes (l’esclavage, l’amour, la guerre ou la place de la femme).

Un livre qui a nécessité un gros travail de recherches que je ne peux que saluer.

Une chose que j’ai beaucoup aimé également : les liens donnés en début de roman qui permettent d’écouter quelques morceaux composés par Gottschalk. J’avoue que j’ai un petit faible pour « La grande tarentelle ».





Extrait 

 

 

Prélude

Chères Tropiques

 

 

« Hommage à notre défunt et éternellement regretté Louis Moreau Gottschalk. Le barde des Tropiques n’est plus ! »

     Je vais essayer d’éloigner les journaux de monsieur. Sinon, il va être désolé d’apprendre qu’il est mort à nouveau. Il va encore vouloir écrire tout un tas de lettres pour dire qu’il est bien vivant. La dernière fois on l’avait fait mourir d’une mauvaise fièvre, aujourd’hui, c’est d’une rupture d’anévrisme. Je vais me hâter de le retrouver, les médecins sont peut-être revenus auprès de lui pour lui faire subir leurs tortures. Si je ne les éloignais pas constamment, ils l’auraient sans doute déjà achevé. On les croirait tout droit sortis d’une pièce de Molière, avec leurs sangsues, leurs saignées et leurs bains bouillants. Il faut dire aussi que monsieur ne se ménage pas alors qu’il a une santé plutôt fragile. Pour préparer ce concert monstre au Tacón, il a tellement travaillé ! Il n’en dormait plus que deux ou trois heures par nuit. Ce n’est pas étonnant qu’il soit tombé gravement malade. 

-          Monsieur n’est pas raisonnable ! Sortir si vite du lit ! Alors que vous tenez à peine debout.

-          Mon bon Firmin, il faut bien que je m’y remette, ces concerts de la saison prochaine ne se prépareront pas tout seuls.

-          Monsieur ne peut-il pas en laisser le soin à son ami, M. Espadero ?

-          Nicolás joue à la perfection mais serait incapable d’organiser un tel évènement. Pourquoi essaies-tu de cacher ces journaux ? Ah, je vois, ils annoncent la funeste nouvelle… Donne-les-moi, de toute façon, tu sais bien que je vais en prendre connaissance. 

     Moreau[1] jeta un œil sur le premier.

-          Hum, en voilà une belle oraison funèbre, je la garderai ; tout comme l’illustration, elle est romantique à souhait. Je vais encore devoir rassurer tous mes admirateurs, d’Europe ou d’Amérique. Mais pour lors, je vais me remettre à mon opéra. Apporte-moi un café… et aussi quelque-chose à manger, j’ai à nouveau un peu faim. Heureusement, car je suis devenu si maigre que je me suis fait peur en me regardant dans le miroir ! J’ai cru voir un fantôme ou un zombi comme l’on dit par ici !

-          Que monsieur ne parle pas ainsi aussi légèrement, répliqua aussitôt Firmin en se signant trois fois.

-          Bien, bien, ne fais pas cette tête. Et tiens, fais-moi préparer un plantain frit.

-          Monsieur ne veut pas quelque-chose de plus léger plutôt, je sais que vous aimez beaucoup ce plat mais je crois qu’une petite soupe de pois boucoussou et une décoction de moringa seraient préférables. Je vous fais apporter ça tout de suite, monsieur.

-          Tu sais bien que je n’aime pas les pois bou...

     Firmin était déjà sorti de la pièce. Moreau se résigna. Son domestique lui était étonnamment dévoué et s’occupait de lui comme d’un bibelot chinois mais il n’en faisait souvent qu’à sa tête. Il ne regrettait pourtant pas de l’avoir engagé, car même s’il n’était pas dénué d’excentricités, il était doué d’un très solide sens pratique et faisait preuve d’une extraordinaire ingéniosité. Il l’avait rencontré à la Guadeloupe l’année précédente. C’était juste après qu’il ait quitté l’île de Saint Thomas pour échapper à l’épidémie de fièvre jaune qui y sévissait et un séjour étourdissant à la Martinique. Il y avait connu là un triomphe, lors de son concert donné en clôture de la fête organisée pour l’inauguration d’une statue de l’impératrice Joséphine à Fort-de-France. Cela faisait déjà quatre ans qu’il bourlinguait dans les Antilles, allant d’une île à l’autre au gré de ses envies, volant de succès en succès. Fêté, applaudi, célébré, chanté partout où il passait, réclamé par des publics enthousiastes qui l’appréciaient autant pour sa virtuosité de pianiste et ses compositions brillantes que pour ses qualités humaines. Il aimait tant ces îles qu’il pensait ne jamais les quitter. Tout lui plaisait aux Antilles, absolument tout. Les rues pleines de soleil, les vêtements colorés, la douceur des mœurs, les mélodies créoles, les jolies filles au regard langoureux, la cuisine, la nature sauvage et splendide, toute une ambiance qui lui rappelait sa Louisiane natale. Depuis ce printemps 1860, il s’était à nouveau installé à La Havane, ville qu’il connaissait bien et appréciait particulièrement. Il y avait retrouvé de nombreux amis et comme toujours, y avait été accueilli à bras ouverts par la population.

 

     Il se replongea dans l’écriture de l’acte I de son « Amalia Warden ». Il ne parvenait pas à le finir. Il buttait sur un dialogue entre la soprano, Amalia, et le roi de Suède, un ténor. Avec cette interruption aussi… cela fait… quatre, non, cinq semaines que j’ai été cloué au lit. Et puis maintenant que j’ai accepté de diriger la troupe du Tacón, je ne vais plus avoir une minute à moi. Bah, cette compagnie d’opéra… pas ce que j’aurais voulu… il faut dire aussi avec toutes ces sombres intrigues entre imprésarios. Il y a bien quelques solistes, les Français et les Italiens surtout, qui sont de bon niveau, mais les chœurs ! Je crois que jamais je n’arriverai à rien de bon avec de tels chœurs. Surtout ceux de femmes… qui sont laides avec ça ! Ce n’est pourtant pas difficile de trouver de belles femmes dans ce pays !  Firmin revint avec la soupe et l’infusion.  Une odeur poivrée emplit la pièce. Comme on venait de frapper à la porte, il alla ouvrir. C’était Nicolás Ruiz Espadero, un vieil ami de Moreau. Firmin hésita un peu avant de le faire entrer car malgré les injonctions de son maître, il pensait que cette visite allait le fatiguer.

-          Ce n’est peut-être pas bien raisonnable, monsieur, vous devriez plutôt vous reposer !

     Nicolás, petit homme discret, à la barbe et à la tenue très soignées, n’osait presque pas entrer. Tout à l’inverse de Moreau, c’était un casanier solitaire. Il posa son doux regard bienveillant sur son ami.

-          Je ne veux pas te déranger. Ta santé s’est-elle rétablie ? Il y a encore deux jours tu étais bien mal. Tu m’as à peine reconnu.

-          Eh ! Comme tu le vois ! Et me voilà à nouveau attelé à la tâche. Paludisme, dysenterie et cohortes de médecins n’ont pas encore eu raison de moi !

-          Tu devrais épargner tes forces. J’ai vraiment eu peur pour toi. Cette fois, j’ai bien cru…

-          Moi aussi, j’ai bien cru ma dernière heure arrivée. Mais grâce aux bons soins de Firmin, j’en ai réchappé.

     Le regard de Nicolás tomba sur la pile de journaux.

-          Oh ! Tu as lu… Tu es donc au courant…

     Moreau se mit à rire.

-          Ne t’inquiètes donc pas, ce n’est pas la première fois que les journaux m’enterrent.

-          Non, ce n’était pas pour cela. Mais… donc… tu n’as pas lu l’article ?

-          Que veux-tu dire ?

-          Eh bien, c’est, enfin… je ne sais pas si…

-          Parle donc, allons ! Inutile de tourner autour du pot !

 

     Moreau était effondré. Verdi venait de donner son « Bal masqué », qui avait justement pour thème celui de son « Amalia Warden ». S’il ne l’avait pas su à Rome, il aurait cru que Verdi s’était introduit chez lui afin de l’espionner. En fait ils s’étaient tous deux inspirés du livret d’Eugène Scribe. Tous ces efforts pour rien. Toutes ces heures perdues. Il tenta malgré tout de faire bonne figure devant Nicolás, promettant de créer une autre œuvre dès que possible. D’autant que le Tacón lui avait alloué un beau budget pour produire ses propres opéras. Il pensait toutefois que ce ne lui serait pas facile, jamais pour l’instant il n’avait réussi à dépasser le second acte d’aucun.

 

     Pourtant, il en avait composé des œuvres, depuis qu’il était dans ses chères Antilles. Même si la multitude de projets qu’il avait en tête ne s’étaient pas tous concrétisés, il avait énormément écrit, pour le piano seul surtout, des mazurkas, des polkas, des danses dont ses « Ojos Criollos » tant plébiscités, puis une symphonie, « La nuit des Tropiques », et cédant à la mode de l’époque, nombre de transcriptions d’airs célèbres telle sa « Grande Fantaisie triomphale ». Comme d’habitude il s’était inspiré d’airs locaux qui l’avaient charmé. Il les avait intégrés à ses compositions en les réinterprétant à sa façon. Depuis son enfance il avait toujours agi ainsi. Dès qu’il était impressionné par de nouvelles sonorités, il les mémorisait puis les reproduisait au piano. Que ce soit un air de « Robert le Diable » entendu à l’opéra où sa mère l’avait emmené alors qu’il avait trois ans, ou bien les tam-tam des esclaves qui dansaient au square Congo de La Nouvelle Orléans. Puis venaient des variations, des improvisations, auxquelles son imagination insufflait des idées neuves afin de créer une œuvre totalement originale. Depuis qu’il voyageait sa curiosité ne l’avait pas quitté. Dès qu’il arrivait dans un pays nouveau, il s’imprégnait de son paysage musical pour en retranscrire les couleurs. Tout l’inspirait. Les trilles d’un oiseau, la chanson d’un maçon, la berceuse fredonnée par une lavandière comme la ballade ou le nocturne d’un compositeur célèbre entendu dans un salon des plus chics. Nourri de toutes ces influences, naissaient sous ses doigts des compositions atypiques, dont les rythmes nouveaux surprenaient ses auditeurs.

     Par contre, pour pouvoir écrire un opéra en entier, il lui aurait fallu plus de temps et de calme.

 

     Il reprit sur un ton qu’il voulut enjoué :

-          Allez, oublions cela. Je vais te montrer le programme que je prévois pour la saison prochaine.

     Moreau commença à se lever, mais comme il sentit que la tête lui tournait, il demanda à Nicolás de s’emparer des papiers qui étaient sur la table de son bureau.

-          Voilà. Tu vas sans doute être surpris. J’ai décidé, comme je te l’avais dit d’ailleurs avant ma maladie, de présenter des œuvres plus… classiques. J’ai donc choisi « Le jeune Henri » d’Etienne Méhul, le « Freischütz » de Weber, et « Le Barbier de Séville » pour la veille de Noël. Oh, il va falloir beaucoup de travail, car chanteurs et orchestre ne sont pas prêts - surtout ces chœurs de femmes ! - mais j’ai bon espoir.

     Nicolás ne répondit rien. Cependant il paraissait songeur. Moreau devina qu’il avait des critiques à faire.

-          N’hésite pas à me dire ce que tu en penses. Tu sais que j’apprécie ton avis.

-          Eh bien… tu le sais comme moi… le public cubain…

-          Allons, ne te fais pas prier, parle franchement. D’ailleurs, je crois savoir ce que tu vas me dire.

-          Oui, je disais donc… toi qui connais si bien le public cubain… qui t’adore par ailleurs… lui proposer de telles œuvres… disons… difficiles, ardues… alors que tu sais bien qu’il préfère des morceaux plus accessibles, des mélanges, de préférence des airs aux accents locaux, plutôt que de longs opéras qu’il juge ennuyeux. Rappelle-toi… quand tu étais en tournée dans les îles avec cette toute jeune soprano, Adelina Patti[2]. Tu n’as pas hésité à te rendre dans les hameaux les plus reculés et pourtant tu as su t’attirer les vivats d’audiences les plus frustes en jouant des airs populaires que tous connaissaient ! 

-          Bien sûr ! Moreau sourit. On nous prenait même, Adelina, son père et moi, pour des acrobates ou des magiciens et l’on s’attendait à ce que l’on sorte des lapins blancs de notre chapeau ou que l’on virevolte sur un cheval. Or, il est temps désormais d’élever le goût de ce public. Surtout qu’ici il ne s’agit pas de pauvres paysans de villages perdus en pleine forêt tropicale mais de la bonne société cubaine. Et pour cela il est indispensable de lui proposer autre chose. Sinon, jamais il ne sera en mesure de goûter les sublimes beautés de ces œuvres !

-          Je pense toutefois que tu ferais mieux de t’adapter à ton audience, comme tu sais si bien le faire. Proposer plutôt tes propres œuvres, comme « Le Bananier », « La Savane » ou ton « Caprice espagnol » qui ont fait ton succès en Europe et sont connues et aimées aussi bien aux Etats-Unis qu’ici. Enfin, c’est mon point de vue. Tu fais comme tu l’entends.

     Soudain Moreau se sentit à nouveau mal. Un accès de fièvre l’avait repris. Il appela Firmin qui ne put s’empêcher de gronder son maître. Il se mit à le tutoyer comme il le faisait parfois.

-          Je te l’avais bien dit, c’était trop tôt pour reprendre tes activités. Tu devrais être au lit.

     Nicolás se leva tout de suite pour partir. Mais avant, il réitéra le conseil qu’il avait donné à son ami deux jours plus tôt.

-          Firmin a raison (celui-ci hochait la tête en fronçant les sourcils), tu devrais prendre un vrai repos. Tu devrais accepter la proposition de José Valdespino qui met à ta disposition la maison de son habitation sucrière. Au centre de l’île, le climat est plus sain. Tu seras bien là-bas, la sucrerie n’est pas encore terminée, José ne la mettra en route que dans quelques mois.

 

     Moreau finit par accepter l’invitation et dès le lendemain, il quittait le modeste appartement qu’il louait dans un des vieux quartiers animés de la ville pour gagner la Sierra de Anafe. Après avoir été secoué pendant sept heures sur de mauvais chemins dans une petite calèche (dont Firmin avait bien pris garde de relever la capote pour protéger son maître convalescent de l’ardeur du soleil), il eut le plaisir de découvrir une magnifique campagne entourée de forêt vierge. C’était un lieu d’une grande quiétude qui appelait au repos. La maison du maître était basse, elle n’avait qu’un étage et était bordée d’une large véranda. Tout près poussaient quelques palmiers et aussi quelques bégonias qui apportaient leurs touches colorées au paysage. Les trois premières semaines, Moreau se contenta de longues siestes sur un hamac, d’un peu de lecture et de fumer un cigare de temps à autre, n’ayant pour compagnie que son domestique et une vieille femme muette qui s’occupait de la cuisine (et préparait d’excellents plantains frits). Quand il se sentit mieux, il fit quelques promenades dans la forêt, de bonne heure le matin, avant que le soleil ne soit trop chaud, sur un petit cheval au pied suffisamment agile pour éviter lianes entremêlées et troncs moussus renversés. Il se remit à jouer, le soir, poussant le lourd piano sur la terrasse avec l’aide de Firmin.

 

     Rapidement une présence féminine lui manqua. La splendeur de la forêt vierge, le frais parfum des fougères, le plaisir de cheminer entre les cléomes et les acajoux, être émerveillé par le plumage multicolore des oiseaux, être saisi par les notes graves et profondes du campanero, profiter de ce dolce farniente... Tout cela est certes merveilleux, mais… le serait bien plus encore si Irène était là, avec moi. Il se demandait encore pourquoi la belle Irène de los Ríos l’avait quitté sans lui donner aucune explication, juste avant qu’il ne soit foudroyé par cette crise de paludisme. Etait-elle partie avec un autre ? Ou alors… Avait-elle appris… au sujet d’Ada ? Il ne le savait pas. Ah Irène, ses beaux yeux noirs, son corps souple comme une liane. Et sa peau. Ah, sa peau… 

-          Vous ne devriez pas fumer autant, monsieur. C’est votre deuxième cigare ce matin. Certains médecins, comme le Dr Paul Jolly, assurent que cela aurait un effet néfaste sur la santé.

     Moreau mi-agacé, mi-amusé, répondit :

-          Je croyais que tu ne lisais que des traités dentaires.

-          Oh, pour cela ! Je sais bien que vous ne voulez pas me croire. Pourtant vous verrez, quand un jour tu me retrouveras mort avec ma molaire qui aura envahi ma bouche.

     Moreau laissa son domestique lui expliquer pour la énième fois comment, alors qu’il était tout enfant et vivait encore avec sa mère sur une habitation caféière au Nord de Basse-Terre, un faiseur de sortilège l’avait envoûté. Depuis, il en était persuadé, une de ses dents ne cessait de pousser, de pousser, et elle en viendrait à l’étouffer. Il regarda attentivement Firmin. Il retourna une des feuilles de papier à musique qu’il tenait en main et entreprit de dessiner son portrait. Un bel homme, ce Firmin. Un grand gaillard, mince, musclé. Il me fait penser à un autoportrait de Dürer en Christ. Mais un Dürer à la peau métisse et aux cheveux et à la barbe noirs et frisés. S’il avait pu recevoir une éducation soignée, il aurait été la coqueluche des salons parisiens. Il aurait connu autant de succès que le chevalier de Saint-Georges en son temps. Quand on sait comment il a réussi à apprendre à lire et à écrire le français et également à jouer du piano et du violon, en cachette du maître de sa mère, une esclave qui ne parlait que le créole. On ne peut qu’être admiratif. Je trouve d’ailleurs qu’il se débrouille vraiment bien. Quel dommage. Un destin gâché. Il n’était pas mécontent de son dessin. Il le montra à Firmin, qui fit un peu la moue, puis le rangea dans ses papiers.

 

     Après deux mois passés dans ce petit paradis, Moreau revint à La Havane à la fin de l’été. Malgré l’avis de Nicolás, il s’entêta à proposer le programme qu’il avait prévu. Ce fut échec sur échec, notamment la veille de Noël avec ce  « Barbier de Séville » qu’il avait eu tant de mal à mettre sur pied. Au bout de vingt minutes, la plupart des spectateurs avaient quitté la salle, préférant aller finir la soirée au café du Louvre voisin. Moreau était furieux. Il avait eu beau se démener, musiciens et orchestre avaient rarement été sur le même tempo. Des critiques sévères lui firent savoir que, cette fois, il avait vraiment déçu les attentes de son public.

 

     Quelques jours plus tard, il était invité au Palais pour une somptueuse fête donnée par le capitaine général Serrano. Après avoir enchanté l’assistance avec ses « Ojos Criollos » et son « Caprice espagnol », il aperçut Nicolás dans un coin de la pièce, à demi-caché par une énorme plante. Dès qu’il parvint à s’extraire du petit groupe d’admirateurs qui s’était formé autour de lui, il le rejoignit. Il était très étonné de le voir là, lui qui détestait ce genre de mondanités. Nicolás lui avoua qu’il n’avait pas pu faire autrement. Il avait déjà refusé trois invitations, il eût été impoli d’en rejeter une quatrième. Moreau savait qu’il plairait à Nicolás d’échapper à la foule, il lui proposa de se rendre au jardin. La soirée était très douce, les fleurs de Mariposas exhalaient de délicates senteurs.

-          Je vais sans doute quitter bientôt mes chères Tropiques. Tu le sais, quand les affaires ne vont pas comme je l’entends, j’ai coutume d’aller tenter ma chance ailleurs. Je serais bien allé au Venezuela, mais avec cette guerre civile... Ou alors au Mexique. Mais là encore ce n’est pas le moment ! Le pays se bat contre les forces expéditionnaires espagnoles, britanniques et françaises. Sinon… je rentre en Europe. Reprendre ma place auprès de Berlioz[3] et de Liszt, comme le dit ma sœur. Plusieurs me pressent de revenir en France. Comme Pleyel, qui, parait-il, m’a surnommé le Chopin américain. Mais, il y a aussi, et même surtout, le problème de mes finances, car, comme tu le sais, il y a ma famille.

     Nicolás sourit.

-          Ce n’est guère étonnant ! Quand on te voit dépenser sans compter. Et puis, tu ne sais pas dire non ! Tu prêtes, tu donnes, à tous ceux qui te demandent. En tout cas, si tu t’en vas, ta présence me manquera, nous nous entendons si bien… sur certains points. Nous ne pourrons plus jouer à quatre mains tes « Ojos criollos ». Et puis… je n’oublierai jamais ce que je te dois.

     Moreau fit un geste de la main pour signifier que cela n’avait aucune importance.

-          Si, si, sans toi, mes œuvres n’auraient jamais été publiées à l’étranger. Mais, tu ne m’avais pas dit que…

-          Oui ?

-          Il me semblait que … tu m’as également parlé… d’une proposition intéressante… aux Etats-Unis.

-          En effet, Max, le frère cadet de Maurice Strakosch, m’a proposé une tournée. Hum, je ne sais pas si je dois accepter. Il est vrai que j’ai connu de grands succès dans ma patrie mais j’y ai aussi vécu de cuisants revers. Tu parlais du peu de goût du public cubain pour les œuvres classiques ! Dans certaines villes des Etats-Unis, cela est bien pire encore ! 

-          Tu pourrais aussi rester ici. Te fixer enfin. Laisser toute cette activité frénétique et te consacrer à la composition. Mener une vie simple, tout comme la mienne. Te marier. Tu as bien été fiancé à un moment, n’est-ce-pas ?

     Moreau secoua la tête.

-          Rien de sérieux. Non. Je ne crois pas que cela me convienne. Pas pour l’instant en tout cas. Et puis, pour faire oublier cette mauvaise saison au Tacón, ajouta Moreau avec une grimace, j’ai eu l’idée la nuit dernière de préparer un nouveau concert monstre. Celui que j’ai donné au printemps dernier a rencontré un tel succès ! Un succès monstre ! Tous les journaux l’ont plébiscité. Cependant, je le voudrais encore plus grandiose cette fois-ci.

     Nicolás avait l’air perplexe. Trop délicat pour faire remarquer à Moreau qu’il avait eu raison la dernière fois et que son ami aurait dû l’écouter, il se permit toutefois d’exprimer ses doutes.

-          Cela va à nouveau te demander un travail épuisant… Et puis... encore plus grandiose… je ne vois pas comment. La dernière fois, tu as dirigé plus de six cents musiciens !

-         Plus précisément six cent cinquante musiciens dont cinquante percussionnistes et quatre-vingts trompettes, en plus de quatre-vingt-sept choristes ! rectifia Moreau qui adorait citer des chiffres. Mais ce n’est rien à côté de celui que Berlioz dirigea en août 44 à Paris.

     Son regard devint soudain rêveur comme s’il assistait à nouveau au formidable spectacle.

-         Te rends-tu compte, mille vingt-deux musiciens ! Deux chefs d’orchestre, cinq maîtres de chant et Berlioz au sommet de tout cela ! C’était prodigieux !

 

     Nicolás le regardait, un peu inquiet de le voir si exalté.

-          Hum… Pour ma part, ce n’est pas le genre de spectacle que je préfère, mais… c’est mon point de vue.

Moreau se mit à rire.

-          Eh oui ! Je le sais bien, que tu ne goûtes guère ces éclatants festivals ! Tu aimes ce qui est plus discret. Quant à moi, je pense qu’un tel évènement me fera retrouver l’entière faveur du public.

 

     L’affaire devait durer cinq heures et demie. Quelques courageux seulement endurèrent l’entier supplice, la plupart ayant fui au bout d’une demi-heure. Le dernier concert monstre que Moreau donna à Cuba fut une monstruosité sonore. De l’orchestre démesuré qu’il dirigea, dont quarante pianistes réunis ou plutôt désunis, quatre-vingts trompettes et tambours - il était même allé embaucher pour l’occasion des musiciens de la flotte - résulta un tumulte discordant, un désordre bruyant et désagréable.

 

     Je n’ai pas osé le dire à monsieur, car je ne me permets pas de lui faire des reproches, mais ce concert monstre ! C’est que monsieur aime beaucoup ces grosses machines qui font du bruit. Il en a pris le goût à Paris, à cause de ce monsieur Berlioz. Il s’est encore une fois épuisé pour préparer tout cela, passant des heures à réviser des milliers de pages de copies de partition jusque tard dans la nuit. Je trouve que monsieur a beaucoup de qualités, mais, il lui arrive de faire de mauvais choix. De toute façon, comme le dit Voltaire : « Si l’homme était parfait, il serait Dieu ». Enfin, après cela, monsieur a hésité encore quelques mois, puis… il a pris sa décision. 

  

 

Partie I

Le retour


I

 

-          C’est donc un retour définitif dans votre patrie ? 

-          Oh, définitif… Un retour, certes, mais définitif…

     Moreau ajouta, mélancolique :

-          Pour ma part, je ne connais de définitif que la mort. Enfin, pour ne point blasphémer, en ce qui concerne ce bas-monde.

-          Quoi qu’il en soit, cela me fait un tel plaisir que vous soyez de retour à New York. Dès que la date de votre premier concert au Niblo’s sera fixée, nous prendrons des places. Maintenant, veuillez m’excuser, je dois rejoindre mon mari.

 

     La jeune femme le quitta, dans un froufroutement de soie, le laissant seul sur le pont. Elle se dirigea vers l’escalier menant au salon où déjà les autres passagers de la goélette avaient trouvé refuge. Car si le temps était beau en cette fin d’après-midi de janvier 1862, il faisait froid. Un ciel dégagé régnait sur une mer calme, à peine ridée de fines vaguelettes. Une belle lumière faisait scintiller l’eau paisible. Le soleil ne serait pas couché avant deux heures. Le vent avait sérieusement faibli depuis le matin, freinant considérablement la course de ce petit lévrier des mers d’à peine cent pieds qui pouvait filer à plus de douze nœuds. Bien que les marins aient presque hissé toute la toile, le navire n’avançait plus qu’au ralenti. On entendait la grand-voile frémir sous une faible brise intermittente. Moreau se sentait bien, sur ce pont inondé d’une belle clarté hivernale. Il se retourna pour observer l’élégante qui s’éloignait. Son délicat sillage de violette flottait encore dans l’air. Ah, son mari ! Les maris ! Une engeance que l’on devrait songer à faire disparaître de la surface de la Terre ! Comme presque toujours sur ce genre de traversée, on ne trouve que des femmes mariées. Enfin, pour les six autres, qui sont de parfaits laiderons - notamment Mme Hefty, avec son gros nez, ses dents gâtées et son allure hommasse, d’ailleurs à chaque fois que je la rencontre je manque de lui dire bonjour monsieur - cela ne me fait ni chaud ni froid. Mais Elisabeth. Enfin, c’est ainsi. Il reprit sa position, appuyé au bastingage, et alluma un cigare. La côte commençait à se deviner au loin. Toutefois New York se trouvant encore à quelque vingt-cinq milles, ils ne l’atteindraient sans doute que le lendemain.

 

     Moreau profitait d’autant plus de ce moment à l’air libre qu’il avait passé les trois premiers jours de la traversée confiné dans sa cabine, comme à l’accoutumée en proie à son fichu mal de mer. Malgré les très nombreux voyages à bord de diverses embarcations, jamais il n’avait pu s’en défaire. Et puis, comble de malchance, à peine avaient-ils quitté le port de La Havane, cinq jours plus tôt, que la mer s’était faite grosse et durant la première journée ce n’avait été que houle déchaînée et vents furieux. Il pensa avec amusement à ces quelques passagers qui, impatients, s’étaient préparés au débarquement dès midi passé : malles closes et arborant de pimpantes tenues en vue de l’arrivée en ville, ils s’étaient tout d’abord précipités sur le pont afin d’apercevoir la côte, mais comme ils ne voyaient rien venir, ils étaient rentrés, un peu penauds, au salon. Ils se montraient si pressés, avaient une telle hâte d’arriver qu’il les imaginait n’y tenant plus et sautant dans l’eau froide afin de parcourir à la nage les dernières encablures qui les sépareraient du quai. Le capitaine le leur avait pourtant bien dit qu’il était très incertain d’atteindre au port le soir même. Quant à lui, il ne lui tardait pas d’arriver, même s’il se faisait une joie de revoir New York et tous les amis qu’il y avait laissés. Ce serait une joie, certes, mais aussi que de problèmes à surmonter. Sans compter la froide grisaille qui règne en hiver sous ces latitudes. Ah, mes chères Tropiques ! Cinq ans que je vous sillonnais avec délice et me voilà forcé de vous quitter. Je vous regrette déjà. Votre chaleur. Vos jungles mystérieuses et enchanteresses. Et ces épaules presque nues, ces démarches indolentes et chaloupées, cette aimable nonchalance, ces beaux yeux, ces yeux rêveurs, espiègles ou provocants. Ces cinq années n’ont pas été exemptes de tracas et de désagréments, mais quelle vie ! Exaltante, envoûtante, grisante ! Cinq années passées comme un tourbillon ! En repensant aux paroles d’un officier anglais venu le féliciter après un concert à la Martinique, il secoua la tête : « Ces îles pourraient sembler à première vue des paradis mais il n’en est rien car leur climat chaud et humide n’engendre que langueur, paresse et luxure. Incontestablement seul un climat frais développe des comportements sains chez les hommes. Je suis certain que, comme moi, il vous tarde de regagner votre patrie. »

 

     Non, c’est bien forcé que je rentre dans mon pays. Il y a eu ces quelques déboires l’an dernier au Tacón et aussi… je ne l’ai pas dit à Nicolás, mais, à force de me disperser à travers ces ensorcelantes îles tropicales, j’ai eu peur de m’égarer tout à fait, de ne plus être en mesure de revenir un jour devant les publics plus exigeants du vieux continent. Retourner en Europe. C’est un de mes désirs les plus chers. Y connaître à nouveau de flamboyants succès. Comme dans ma prime jeunesse, à Paris, à Genève, à la cour d’Espagne. Mais pour l’instant, nous n’en sommes pas là. Il me faut renflouer mes finances et pour cela, je compte bien sur Max. Il n’a pas son pareil comme imprésario. Bien que je ne sois pas sans le sou, la situation est loin d’être au beau fixe ! Et puis, s’il ne s’agissait que de moi-même ! Eh ! C’est que me voilà, à trente-deux ans, sans épouse légitime et sans même l’action du Saint Esprit, chef d’une famille nombreuse dont le petit dernier est âgé d’à peine quinze ans[4] ! Il faut dire que si papa n’était pas mort criblé de dettes et si maman n’avait pas fait des dépenses… comment dire… inconsidérées - inconsidérées, c’est encore faible ! - et tous ces monstrueux emprunts que j’ai eu bien de peine à rembourser, je n’en serais pas là, à monnayer mon talent pour subvenir aux besoins de six frères et sœurs. Ah, maman… Elle avait  été  tellement  heureuse  quand - il y a près de dix ans maintenant - je lui avais envoyé cet article du « Tribune » que je lui avais traduit, un des premiers articles américains qui m’étaient favorables à mes débuts aux Etats-Unis. Maman… je l’ai toujours tendrement aimée, cependant, il faut avouer qu’elle n’avait pas le sens des réalités. Quand elle m’avait appris qu’elle avait dû vendre ses bijoux pour régler son loyer, j’en avais été effrayé ! C’était en 54, deux ans avant sa mort ! Dire que, dans le même temps, j’ai moi-même essayé de vendre mon Pleyel pour régler quelques dettes. Quelle époque pénible. C’était bien pire qu’aujourd’hui. Et Clara qui m’écrit, dans la lettre que j’ai reçu  juste avant mon départ de La Havane : « Heureusement que ton génie est reconnu à sa juste valeur et que tu gagnes maintenant des millions. » Des millions, des millions ! Ma chère sœur, comme j’aimerais que tu aies raison. Des millions ! J’en suis loin. Quant à Edouard… Clara a beau m’assurer que notre frère s’applique dans ses études de droit et j’ai beau le chérir tendrement comme je chéris également tous mes frères et sœurs, je ne peux m’empêcher de penser qu’il est d’une incurable paresse. Je doute qu’il ne parvienne un jour à assurer son avenir. Alors, quant à m’aider à assurer celui de nos sœurs et de Gaston. Vraiment, je ne suis pas sorti de l’auberge !

 

     Quand Moreau réfléchissait à ces cinq années à donner le vertige, il avait l’impression d’y avoir laissé sa jeunesse. Il se sentait déjà vieux. Il lui faudrait pourtant toute son énergie pour affronter un public qui, alors que lui-même s’oubliait sous les cieux de ses chères Tropiques, l’avait sans doute perdu de vue et dont il devrait regagner l’admiration. A force d’entendre parler de ma mort, on a peut-être bien fini par m’enterrer pour de bon. Cinq ans d’absence, ce n’est pas rien. Le public est souvent ingrat. Il me chérissait il y a seulement quelques années, aussi bien ne se souvient-il même plus de mon nom aujourd’hui. Moreau se sentait inquiet, hésitant. Je ne sais pas si je n’aurais pas dû rentrer à Paris plutôt que d’accepter cette tournée aux Etats-Unis. Avec cette guerre. Quelle tristesse. Les Américains se déchirant, s’entretuant. En même temps… mille cinq cents dollars par mois. Je ne vois pas comment je pourrais les gagner autrement. Il poussa un soupir. Enfin, bref, maintenant il est trop tard. Me voilà revenant à New York en plein hiver, pour donner une série de concerts dans tout l’Est du pays, sans savoir si j’y remporterai des succès ou seulement des engelures ! Et puis il va falloir en passer par les habituelles corvées qui précèdent toute tournée pour en assurer sa promotion: rencontrer les journalistes, s’accorder les grâces de ceux qui font la pluie et le beau temps dans le monde artistique même s’ils n’y connaissent rien et s’user en obséquiosités. Et tout cela au milieu d’un conflit qui prendra fin on ne sait quand. Il ne manquerait plus que les volontaires fassent défaut et que je me vois enrôlé ! Car si je vais prêter allégeance à l’Union très sincèrement et non pas uniquement pour éviter d’être emprisonné en tant que « rebelle » - je trouve que le Sud a commis une erreur irréparable en faisant sécession et l’esclavage, même si je sais qu’il est loin d’être l’enjeu principal de cette guerre, m’a toujours fait horreur - ce serait pour moi un crève-cœur de devoir me battre contre le Sud, contre « mon » Sud.

 

    Il tira encore une bouffée de son cigare qui était presque fini. Le vent était totalement tombé. Un grand calme s’était installé. Ciel et mer étaient parfaitement sereins. On n’entendait plus que de légers craquements et de doux clapotis. Les ombres s’allongeaient peu à peu mais la lumière était toujours aussi resplendissante bien que le soleil s’approchât du couchant. Dans cette profonde quiétude, Moreau se mit à songer qu’il aimerait pour toujours rester là. Serait-il possible que, comme le disait monsieur de Lamartine[5], le temps suspende son vol et qu’à tout jamais je demeure sur le pont de ce schooner. Sans que la mort ne m’atteigne. Etre éternellement entre deux mondes, entre La Havane et New York, entre Tropiques et Amérique du Nord, entre la mer et la terre.

-          Enfin, monsieur !

     Firmin, s’apercevant que son maître ne regagnait pas sa cabine, avait interrompu sa lecture du « Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes » de Rousseau pour partir à sa recherche.

-          Monsieur n’est pas raisonnable ! Rester ainsi sur le pont avec cet air glacial ! Monsieur va encore nous faire une bronchite comme il y a deux ans, quand nous sommes arrivés à La Havane ! Monsieur veut passer ses trois premières semaines à New York au fond d’un lit ? Ou trouve peut-être qu’on n’a pas assez pleuré sa mort ces dernières années ?

     Moreau s’amusa de ces réprimandes quasi maternelles. Il s’était retourné et, avec un sourire affable, répondit, un peu rêveur :

-          Merci, mon bon Firmin. Perdu dans mes pensées, je ne ressentais plus la froidure. Et puis, même si ce beau soleil ne m’a pas beaucoup réchauffé, il me semble être un vestige des douces contrées que nous avons laissées derrière nous et qui m’aurait bravement accompagné jusque-là pour m’aider à supporter le dur hiver de la côte Est.

 

     Devant l’air dubitatif de Firmin, il ajouta : « Rassure-toi, je me sens bien. » Et tandis qu’il regagnait le salon, il se mit à frissonner soudain, se disant à part soi : Heureusement, j’ai de bons vêtements chauds cette fois, ce n’est pas comme en 53 où je n’avais sur le dos qu’un costume d’été, et de surcroît, plutôt fatigué. 

 

     Faut-il que je l’apprécie, ce monsieur Gottschalk, pour le suivre ainsi. Car jamais je n’avais envisagé de quitter la Guadeloupe. Que va-t-on trouver dans ce pays ? Monsieur m’a simplement dit qu’il fera froid. Je me doutais bien qu’un jour il voudrait retourner dans sa patrie. Au début, je n’avais pas compris s’il était Français, Cubain, Italien ou Américain car il parle toutes les langues. Firmin avait rencontré le célèbre pianiste sur la route qui menait à Basse-Terre. Il allait y chercher du travail. Sa mère était morte depuis sept ans et il n’avait plus aucune famille. Ma pauvre mère. Elle a bien souffert. Presque toute sa vie esclave. Elle n’a jamais voulu m’en parler, mais j’ai su qu’elle avait été chassée par son premier maître dès qu’il avait appris qu’elle était grosse de ses œuvres. Son premier maître, le prêtre du village. Mon père. Je ne l’ai jamais connu. Ce prêtre l’avait vendue au propriétaire d’une habitation caféière. Un ivrogne qui ne s’occupait de rien. Au début la mère de Firmin était la nurse de la petite Toinette, la seule enfant du maître, qui était veuf. Ses dix premières années, Firmin avait pu les passer dans la maison du maître. Après… ce dernier s’était lassé de sa mère et l’avait envoyée travailler aux champs. Firmin et sa mère se virent attribuer une misérable case. L’odeur entêtante des caféiers en fleurs. Je m’en rappellerai toute ma vie. Ma mère la détestait. Le travail n’était pas trop dur. L’intendant, bien qu’exigeant, ne donnait pas sans cesse des coups de fouet comme le fou furieux qui régnait sur la plantation voisine. Comme le froid était rude la nuit, l’habitation étant sur un morne élevé, la mère de Firmin s’était mise à tousser, tousser. Quand je m’éveille en pleine nuit, il me semble que je l’entends encore. Elle était morte d’une pneumonie. Elle devait avoir à peu près trente-cinq ans. Il est bien étonnant ce monsieur Gottschalk. Je reverrai toujours cette scène, la première fois que nous nous sommes rencontrés. Sa voiture venait de verser, le cheval s’était emballé et le cocher était assommé. Lui, son seul souci, c’était de se rendre à Basse-Terre au plus vite pour y donner un concert. C’est la première chose qu’il m’a dite : « Il faut que j’aille donner un concert dans deux heures. » Cela m’a paru étrange, que quelqu’un qui manque d’avoir été tué ne pense qu’à aller jouer de la musique. Cela m’a plu. Et puis, quand il m’a dit son nom, que j’ai entendu Moreau, cela m’a tout de suite fait penser à la cascade Moreau où ma mère aimait m’emmener enfant. J’y ai vu un signe. Je l’ai aidé. J’ai remis la voiture sur ses roues, réattelé le cheval et il a pu donner son concert. Je lui ai alors demandé s’il voulait bien devenir mon mécène. Il a paru surpris. Mais finalement, on a fait un marché, je m’occupe de ses malles et dans dix ans il me donnera dix mille dollars.

II

 

 « Le grand retour de Louis Moreau Gottschalk !»

     C’est ainsi que titrait le « New York Herald » qui consacrait une page entière au musicien. Moreau, confortablement installé dans sa chambre du Continental Hotel, que Max Strakosch lui avait réservée, était en train de parcourir les articles commentant le concert qu’il avait donné la veille. Il s’était fait apporter une bonne douzaine de quotidiens par Firmin. Ce dernier, bien qu’il n’ait jamais mis les pieds à New York, y circulait déjà avec une aisance incroyable, se dirigeant quasi sans hésitation dans cette immense ville d’environ un million deux cents mille habitants - la plus peuplée des Etats-Unis - comme s’il y avait vécu depuis toujours. D’ailleurs, lorsqu’ils avaient débarqué sur le wharf donnant sur West Street - leur goélette ayant accosté presque en même temps qu’un vapeur venant d’Aspinwall - il n’avait marqué aucun étonnement en voyant l’animation qui régnait dans le port, aucune inquiétude lorsqu’ils furent happés par le tumulte de la rue ni quand ils montèrent dans l’omnibus, cette espèce de diligence surdimensionnée et bringuebalante, qui devait les mener à l’hôtel. Il s’était fait soudain silencieux et avait observé minutieusement tout ce nouvel environnement. Ce grand diable de Firmin ! Il ne cessera de m’étonner. Il se débrouille déjà ici comme en pleine forêt vierge. Et même l’autre jour, alors que nous revenions de City Hall Place, c’est lui qui a conseillé au cocher de passer par Marion Street pour regagner plus rapidement l’hôtel ! Et nous étions arrivés depuis à peine une semaine… C’est comme pour l’anglais, il n’en a pour l’instant que les rudiments, mais ses progrès sont rapides et je suis sûr que dans quelques mois il le parlera comme si c’était sa langue maternelle.

 

     Comme il le pressentait, Moreau avait retrouvé New York avec un grand plaisir. Dès qu’ils avaient appris son retour, nombre d’amis et de connaissances, ainsi que plusieurs de ses cousins, s’étaient précipités au Continental pour lui rendre visite, ou lui avaient proposé de venir loger chez eux. Bien que très occupé, le compositeur et chef d’orchestre Emanuele Muzio, qui avait été le professeur de chant d’Adelina Patti, avait tenu à le rencontrer dès le lendemain de son arrivée, le ténor Pasqual Brignoli qui faisait un triomphe dans le « Bal masqué » de Verdi l’avait accompagné dans de folles soirées à la cave à bière de Pfaff, son vieil ami Louis Descombes avait organisé chez lui un petit concert privé où avaient été invités près de trente journalistes, écrivains et musiciens afin qu’il se remette en selle avant ses concerts au Niblo’s, l’imprésario Maurice Strakosch et son épouse, la soprano Amalia Patti, ainsi que Max - il avait failli ne pas le reconnaître avec la barbe à la Souvorov qu’il portait désormais - venaient régulièrement déjeuner avec lui au Continental, tout comme Angèle Cordier, soprano française qui pour lors interprétait « La Traviata » avec succès, et ses vieux amis les Curlett étaient même venus de Baltimore avec l’une de leur fille. Tous ces témoignages d’affection lui avaient fait chaud au cœur. Il avait eu l’impression de retrouver un véritable foyer, lui qui n’en avait plus depuis longtemps.

 

     Ce fut avec une grande surprise qu’il découvrit un beau matin, dans le hall du Continental, Gaston, son plus jeune frère. Celui-ci avait quitté Paris seulement depuis deux mois (il avait été décidé qu’il finirait ses études aux Etats-Unis et que, bénéficiant de l’aide de son aîné, il s’établirait par la suite dans ce pays). Il avait été accueilli à son arrivée à New York par Louis Descombes que Moreau avait chargé, depuis La Havane, de trouver un pensionnat au jeune garçon. Moreau se demanda comment Gaston avait obtenu la permission de sortir du très strict Poughkeepsie Military Institute où l’avait placé Louis et s’il n’en avait pas plutôt fait le mur…

 

-          Oh ! J’sais plus où je l’ai mise…

 

     Gaston, tout en observant avidement ce frère qu’il connaissait à peine - il avait cinq ans quand Moreau avait quitté la France - cherchait, ou du moins faisait semblant de chercher, dans toutes ses poches, l’autorisation du directeur.

 

-          Ben, j’ai dû la perdre dans le train. Quand j’ai sorti mon ticket pour le montrer à l’agent, elle est sans doute tombée. Dis, M’eau, je pourrai aller te voir au Niblo’s ? Je croyais que Clara, elle exagérait, quand elle disait que t’étais un génie. Mais tu sais que t’es drôlement connu ? À Poughkeepsie, quand j’ai donné mon nom, on m’a dit, ah, Gottschalk, comme le pianiste ? Moi aussi, je veux devenir comme toi, connu, enfin, pianiste connu. D’ailleurs je me rappelle bien, maman elle le disait toujours, faudra suivre l’exemple de M’eau. Et juste avant de mourir, pauvre maman, j’avais pas dix ans, elle me l’a fait promettre.

-          Oui, nous verrons. Tout d’abord, il va falloir que tu te mettes au travail sérieusement.

-          Oh oui, pour ça, sois tranquille. Doudou, il m’a dit, avant de partir, fais bien tout ce que M’eau te demandera. Je pourrais aller te voir au Niblo’s ce soir ? J’ai dit à tout le monde que j’allai voir mon frère le célèbre pianiste.

 

     Moreau accepta, car même s’il soupçonnait un côté garnement chez l’adolescent, il se laissa attendrir. Il se rendit compte toutefois que Gaston redoutait assez peu son autorité. Eh, il est vrai que c’est un enfant qui n’a presque été élevé que par sa mère ou ses sœurs. Quel âge avait-il, quand papa est mort ?, cinq, six ans… Et puis Edouard a certainement été trop faible avec lui… enfin nous verrons bien.

 

     La chambre qu’occupait Moreau au Continental n’était certes pas une suite hors de prix. Il s’agissait au contraire d’une des plus petites de l’hôtel, située au cinquième et dernier étage. Encore fallait-il pour cela débourser dix-sept dollars la semaine, soit deux dollars de plus qu’un an auparavant, tant les prix ne cessaient de grimper à cause de la guerre. Néanmoins, il pouvait disposer de toutes les commodités les plus modernes qu’offrait le somptueux établissement  (notamment d’un bon chauffage, douze miles de conduites d’eau et de gaz parcourant l’immense bâtiment) et profiter du luxe de ce palace dont meubles et miroirs venaient d’Europe. Max avait donc bien fait les choses. D’autant que l’hôtel, imposant rectangle de grès brun à l’architecture inspirée de la Renaissance italienne, au rez-de-chaussée duquel se trouvaient des boutiques à la mode, se trouvait juste à côté du Niblo’s, la salle où Moreau devait donner une série de récitals. Max avait à tout prix voulu que, pour son retour, il donnât son premier concert le 11 février, puisque c’était un 11 février, neuf ans plus tôt, en 1853, que le public américain l’avait découvert, dans ce même théâtre, bien connu du pianiste désormais. Il y avait joué si souvent ! Moreau avait tenté de faire observer à son agent que cette belle commémoration était d’un vain… car qui pouvait se souvenir de cette date anniversaire ? Cependant Max ne l’avait pas écouté et l’évènement avait été annoncé comme il se doit avec force affiches et articles dans les soixante-dix journaux que comptait la ville.

 

     Le succès avait été au rendez-vous. Moreau avait surtout joué ses propres œuvres, certaines avec son ami Richard Hoffman qu’il appréciait tant, comme homme - un parfait gentleman tout en modestie et discrétion, avait-il coutume de dire - et comme artiste. Quel plaisir j’ai eu à jouer avec lui, nous avons immédiatement retrouvé notre vieille complicité. Ils avaient, entre autres, interprété à quatre mains deux pièces de Moreau : « Ojos Criollos » et une transcription pour piano de l’Ouverture de « Guillaume Tell » de Rossini. « Ojos Criollos », avec son surprenant rythme syncopé, avait tout autant étonné qu’enthousiasmé les auditeurs, qui jamais auparavant n’avaient entendu un tel genre de musique. Moreau fit la grimace en reposant le « New York Herald ». Pourtant l’article était élogieux, comme l’étaient ceux du « Times », du « Tribune » et de bien d’autres. Tous les critiques étaient unanimes. Ils encensaient le pianiste, vantant sa virtuosité demeurée inchangée depuis ses débuts, sa qualité de son particulière, la vivacité et la fraîcheur de ses compositions antillaises, soulignant que son style, autrefois certes délicat et séduisant, avait gagné en force et en intensité. Non, non… malgré les félicitations de toutes parts, les amis qui m’ont congratulé, les bouquets, les applaudissements et les rappels…  Firmin qui avait fini de ranger les affaires de son maître, l’observa et comprit ses pensées à sa mimique.

 

-          Monsieur ne va pas encore dire qu’il a mal joué ?

-          Ah, Firmin, tu as bien deviné. C’était justement ce que j’allais te dire. Tu sais, c’est cet étrange phénomène qui m’arrive parfois… c’est comme si j’étais à l’extérieur de moi-même et que je m’observais… Et hier au soir, je ne cessais de me dire, ce pianiste n’est pas à ce qu’il fait, il a autre chose en tête que sa musique. Il joue mal.

-          C’est sûrement à force d’écrire des articles sous plusieurs pseudonymes dans lesquels monsieur parle de lui à la troisième personne !

 

     Moreau éclata de rire.

 

-          Tu as peut-être raison ! Je vais finir par souffrir d’un dédoublement de la personnalité ! Et si cela continue je vais rédiger des articles dans lesquels je m’étrille… Et Dwight[6] pourra toujours aller se rhabiller ! Il en crèvera de jalousie, s’apercevra qu’assurément ce journaliste lui est supérieur quand il s’agit de juger de la piètre production de ce musicastre de Gottschalk. Il finira par devenir fou à force de ruminer sa rancœur et terminera sa vie dans un asile de vieillards où un pianiste inlassablement lui jouera mon « Banjo »[7] ! Sa bête noire ! Mais, pour en revenir à hier au soir, j’ai mal joué.

-          Monsieur dit toujours cela. Tu sais que pour tes œuvres…

-          Oui, oui, je sais, inutile d’en reparler, je sais que tu ne comprends pas ma musique.

-          Mais hier, j’ai trouvé que vous avez très bien joué. Si vous dites toujours : « J’ai mal joué », c’est uniquement dans le but de recevoir encore plus de félicitations.

 

     Moreau ne trouva rien à répliquer. Il avait beau être habitué à l’audace de Firmin, il en restait souvent estomaqué. Firmin était sur le point de sortir de la chambre.

 

-          Je reviendrai tout à l’heure quand monsieur se préparera pour aller au restaurant.

 

     Moreau hocha la tête, méditatif, puis s’empara du « New York World ». Le quotidien était connu pour être le plus grand représentant du journalisme jaune, cette presse toujours à l’affût de nouvelles à sensation, vraies ou fausses, peu lui importait, puisque l’essentiel ici n’était pas d’informer mais de vendre.

 

     Alors, se dit-il goguenard, que vais-je encore bien pouvoir apprendre sur moi-même ? Après avoir expédié, en deux phrases à peine, un commentaire lapidaire mais toutefois laudatif sur le talent du pianiste, l’article se consacrait entièrement à « son pouvoir de séduction, son charme magnétique, demeurés intacts.» L’auteur insistait particulièrement sur le fait qu’assister à un concert de Louis Moreau Gottschalk était périlleux pour les jeunes filles mêmes les plus vertueuses. Il racontait ensuite avec un luxe de détails le destin d’un des gants de chevreau de l’artiste oublié sur le piano. Gant prestement subtilisé par un quidam qui avait tout de suite compris le profit qu’il pouvait en tirer. En effet, il l’avait découpé en une cinquantaine de morceaux afin de les vendre sous le manteau, à prix d’or, sachant qu’il ne manquerait pas de clientèle. Les innombrables admiratrices de Gottschalk s’étaient précipitées pour acquérir une partie de la précieuse relique. Moreau secoua la tête, amusé par l’anecdote. Ça commence fort !  

 

     Poursuivant sa lecture, il découvrit une bien plus curieuse révélation… « Tout le monde sait que M. Gottschalk multiplie les conquêtes amoureuses, mais nous avons voulu savoir à combien elles se chiffraient réellement, et après une sérieuse enquête, nous avons appris, par des sources sûres, qu’elles atteignent l’impressionnant nombre de 6842 ! » Alors là, Moreau éclata de rire : 6842 ! Diable, ils n’y vont pas avec le dos de la cuillère ! 6842 ! Mais enfin, pourquoi pas carrément 7000 ? 6842, ça fait mesquin… Il faut bien avouer que c’est un brin exagéré… Il en avait les larmes aux yeux tant il riait. Soudain il saisit un crayon et se livra à quelques calculs : Alors, je viens d’avoir trente-deux ans et neuf mois le huit de ce mois, je divise 6842 par… non, quand même, pas par trente-deux, je vais exclure les années de ma tendre enfance… disons… là… oui, plutôt… Eh, eh, cela ferait donc une femme différente chaque jour depuis mes quatorze ans… Ou alors… un magnifique harem, à faire pâlir d’envie le Grand Turc. Ah les charmes de l’Orient… Firmin me présentant une nouvelle beauté chaque soir dont je jouirais jusqu’à l’aube… pour le plus grand plaisir de ladite beauté il va sans dire… mais… c’est que… jamais je n’aurais les moyens de l’entretenir, ce harem-là ! Déjà qu’avec mes quatre sœurs… Il repartit à rire de plus belle. Oh, si Clara pouvait m’entendre ! Oser comparer mes sœurs à un harem ! J’en serais encore pour mes frais, à devoir lui payer une saison aux bains de Boulogne pour calmer sa crise de nerfs ! Bon, enfin, malheureusement, tout cela est bien éloigné de la réalité d’alors, car, depuis mon arrivée à New York, comme dirait un vieux marin, c’est calme plat.

 

     Il se leva, fit quelques pas dans sa chambre, se posta à la fenêtre et contempla un moment l’agitation qui régnait en contrebas, dans Broadway Street. En plus de la foule habituelle des passants et de la circulation dense, un accident était à l’origine d’une forte rumeur : on s’attroupait en effet autour de deux phaétons qui s’étaient heurtés. Les cochers avaient l’air de prendre la chose avec philosophie mais ce n’était pas le cas des passagères, qui semblaient, à voir leur attitude, échanger des propos plus que vifs et paraissaient même sur le point de se crêper le chignon. Il observa un moment la scène, qui le divertit un peu, puis revint s’assoir. Il reprit sa lecture. Il avait gardé, on ne peut dire le meilleur pour la fin, mais bien plutôt le pire, sachant parfaitement à quoi s’attendre avec cet article signé Robert Clear, où tout ne serait qu’attaques et bassesses. Toutefois il ne s’en inquiétait nullement, certain qu’un article d’une virulence inouïe produisait invariablement l’effet inverse de ses fins, ne servant qu’à révolter les lecteurs et à leur faire prendre le parti de la victime. Oh, et puis… tout le monde sait bien qui tu es, Robert Clear, ton pseudonyme ne trompe personne, et tous savent quels comptes tu as à régler avec moi !

 

     Contrairement à l’article précédent, on s’en prenait tout d’abord à son physique, et … on n’y allait pas de main morte : « Encore heureux que le nom de M. Gottschalk figurât très lisiblement en grosses lettres en haut des affiches, sans cela nous ne l’aurions pas reconnu, tant il est méconnaissable…» Méconnaissable, méconnaissable, comme tu y vas… bon, oui, j’ai vieilli, comme tout le monde… Oh ! d’accord, les maux que j’ai essuyés dans les Caraïbes m’ont fait vieillir un peu plus vite que le reste du commun des mortels, mais méconnaissable, quand même, il ne faut rien exagérer, je ne suis pas encore totalement décrépi. Je parviens encore à me reconnaître dans un miroir. Certes, je dois avouer que, par rapport à ce que j’étais il y a dix ans… mais ne soyons pas cruels. L’article se poursuivait sur le même ton rosse : « Je ne reviendrais pas sur la taille médiocre de l’artiste qui lui donne si peu de grâce et de prestige…» Médiocre ! Ah ça, tout de même ! Bon, je ne me considère pas comme grand, cependant j’ai toujours constaté, que ce soit en Europe, sous les Tropiques ou aux Etats-Unis, être dans la moyenne, et beaucoup sont de plus petite stature que moi !, « arborant désormais sur son visage bouffi et prématurément vieilli une laide moustache épaisse et cirée… » Et pourquoi serait-elle laide ma moustache ? Beaucoup d’hommes en portent une semblable de nos jours et nul ne la leur dit laide ! Bouffi ? Moi j’aurais plutôt dit émacié. « Quant à ses cheveux, on hésite, porte-t-il une mauvaise perruque ou est-ce bien là sa réelle chevelure à ce point clairsemée ? » Pff… Alors là, c’est perfide… En effet, mes cheveux me jouent de mauvais tours ces derniers temps, mais c’est toutefois uniquement sur le dessus de ma tête qu’ils commencent, ces traîtres, à fuir un peu trop rapidement à mon goût. Et pourquoi ne rien dire de mes dents ? Tu aurais pu me les trouver un rien jaunies, un rien fissurées, bien qu’aucun dommage ne soit visible pour l’instant de l’extérieur quand j’ouvre la bouche de façon raisonnable. Et pourquoi ne pas me dire amaigri, n’ayant plus que peau sur les os[8] ? Tss, tss, c’est incomplet tout cela, tu donnes un tableau encore trop flatteur de ma personne.

 

     Il poursuivit, plus enjoué que fâché tant le propos était outré. « Et c’est encore moins à son jeu qu’on aurait pu reconnaître L.M. Gottschalk, tant sa technique a décliné. Ses doigts boudinés hésitaient sur le clavier ; ont-ils rouillé en raison de l’humidité des Caraïbes ? Un amateur aurait pu faire mieux. Heureusement que M. Hoffman a daigné jouer avec lui, sinon nous aurions perdu et notre temps et notre argent. Il est indigne de la part d’une salle aussi réputée que celle du Niblo’s, d’infliger à plus de trois mille spectateurs, un « artiste » dans un tel état de dépérissement ! » Il jeta le journal sur les autres qui s’amoncelaient en une pile désordonnée sur la petite table devant lui. 

 

     Ah… Ada ! Mon cher monstre, mon adorable furie, ma merveilleuse harpie…  Mais que vas-tu encore faire contre moi ? Dire que Walt[9] me vantait ta délicatesse, ton intelligence vive, ta grande sensibilité, ton incroyable talent, qu’il écrivait sur toi, te prenant pour le modèle de la femme moderne. Il me le répétait à l’envi : « Ah ! Quelle femme extraordinaire ! » Quel extraordinaire poison oui ! Et pourtant… Nous avons passé ensemble des moments si heureux… que je n’oublierai jamais.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

III

 

     C’était en juillet 1853. Celle qui s’appelait encore Ada McElhenney avait dix-neuf ans. Elle se trouvait à Saratoga Springs, cette élégante et renommée station thermale où se réunissait toute la bonne société de la côte Est venue prendre les eaux aux réputées vertus curatives. Elle était descendue dans l’un de ces hôtels, l’Union Hall, où l’on pouvait rencontrer l’élite fortunée du pays, gouverneurs, sénateurs, hommes d’affaires aussi bien que des personnalités du monde littéraire et artistique. Le palace était spectaculaire, c’était le plus vaste hôtel de la région. Il offrait des salons somptueux, de merveilleuses salles de bal, une salle à manger pouvant accueillir plus de quatre-cents clients et ses splendides jardins étaient agrémentés de bassins et de jets d’eau. Trois orchestres situés en différents endroits jouaient aussi bien valses que polkas, symphonies qu’airs d’opéra, l’un se trouvant à l’extérieur, sous une gloriette au centre du parc. Moreau y était logé en contrepartie des concerts qu’il y donnait. Ada venait juste d’arriver. La chaleur étant encore lourde en cette fin d’après-midi, elle alla d’abord se rafraîchir dans sa chambre. Puis elle sortit dans le parc. Une légère odeur sulfureuse flottait dans l’air, provenant d’une source d’eau chaude. Elle se dirigea vers le kiosque, charmée par un air de piano enjoué et dynamique qui en provenait.

-          De qui est cette œuvre ? demanda-t-elle à sa voisine.

-          De M. Gottschalk, c’est son fameux « Banjo », il vient juste de le composer.

     Elle s’approcha. Si elle avait été enchantée par la mélodie, elle fut éblouie par le pianiste. Dès qu’elle l’aperçut, elle fut saisie et en tomba profondément amoureuse. Elle ne parvenait pas à détacher son regard de lui. Ô ses beaux yeux bleu-vert, son doux regard mélancolique ! Cet air délicat, ces traits fins, ces cheveux châtains flottants dans le vent. Et ses belles mains blanches aux longs doigts nerveux qui courent à une vitesse incroyable sur le clavier. Et quelle élégance, quelles manières raffinées ! Il est exactement celui dont je rêvais. Moreau, qui avait fini de jouer, s’était levé et saluait son public avec grâce. Adulé, entouré, tout à ses admiratrices qui elles-mêmes n’étaient que sourires et soupirs pour lui, il ne prêta aucune attention à Ada. D’ailleurs, c’est au bras d’une superbe brune qu’il passa tout près d’elle.

 

     Hum, je saurai bien le faire changer d’avis, ce monsieur Go, Got… je redemanderai son nom. Un jour, ce sera moi qui serai à son bras et il n’aura d’yeux que pour moi, comme tous ceux qui seront autour de nous. Nous formerons un couple comme jamais encore on n’en a vu. Deux artistes merveilleux. Oui, je ne le suis pas encore moi-même, mais je sais que dès que j’aurai pu prouver tout mon talent, je serai une actrice formidable. Tous se retourneront sur notre passage, éblouis par notre beauté et notre amour qui resplendira. Et si ce n’est pas aujourd’hui ou demain, ce sera dans un mois ou un an, mais cela sera. Je le veux et quand je veux quelque-chose, je l’obtiens ! Ada se fit donc la promesse de conquérir le beau pianiste, même si cela devait aller contre les principes de l’éducation stricte qu’elle avait reçus.

 

     Orpheline issue d’une riche famille de la Caroline du Sud, elle avait été élevée par un grand-père sévère, propriétaire d’un immense domaine exploité par non moins de trois-cents esclaves. Un grand-père sévère, certes, mais, un tantinet débordé par sa jeune et turbulente petite-fille… Oh, pour ce qui est de ces quelques centaines de dollars que j’ai empruntés à grand-père pour pouvoir faire ce voyage à Saratoga…Il n’y a pas de quoi fouetter un chat ! De toute manière, qu’allait-il en faire ? Pff, avoir réuni une telle somme pour élever une statue à cette mauviette de Calhoun ! Qui défend bec et ongles l’esclavage ! Quelle honte ! C’est comme grand-père, il devrait immédiatement rendre leur liberté à tous ses esclaves. Mais quand je le lui dis, qu’on devrait mettre fin à l’esclavage, cela l’énerve et il me répond que ce n’est pas à une jeune fille de s’occuper de politique ! Et pourquoi donc une femme n’aurait pas d’opinions politiques ? Mais, je les lui rendrai, ses dollars, intérêts compris ! Le grand-père eut beau envoyer son intendant à Saratoga à la poursuite d’Ada, rien n’y fit. Celle-ci affirma avoir déjà dépensé l’argent et elle refusa de rentrer. Elle resta encore deux semaines à l’Union Hall et le quitta seulement quand Moreau s’en alla. Dès qu’elle fut de retour à la propriété de son grand-père, près de Charleston, elle s’enferma dans sa chambre et se mit à écrire. A écrire lettres et articles. Elle voulait faire connaître au monde entier son amour pour Louis Moreau Gottschalk.

 

-          Comment… comment as-tu pu… Je savais que tu pouvais te montrer des plus effrontées, mais là, c’en est trop, tu as passé les bornes ! T’exposer ainsi, exposer le nom de la famille…

     Charles, le grand-père d’Ada, manquait de s’étouffer d’indignation. Il venait de découvrir, juste après avoir terminé son petit-déjeuner, un article signé de sa petite fille dans le journal local. Ecarlate, la bouche entrouverte, il semblait chercher son souffle.

-          Ton pauvre père et ta pauvre mère doivent s’en retourner dans leur tombe ! Comment as-tu osé écrire cette… ce… ce torchon ? Tu devrais en mourir de honte ! Ce… Ce libertin, ce saltimbanque… à l’existence dissolue… qui multiplie les conquêtes amoureuses !

-          En parlant de saltimbanque, je voulais te dire que je pars à New York dans une semaine pour devenir actrice. Et aussi que plusieurs journaux ont accepté mes poèmes et mes articles dénonçant l’esclavage et également ceux défendant les droits et les libertés des femmes. Mon texte sur le mariage a été particulièrement remarqué. J’y explique que toute femme doit avoir le droit de choisir son époux… ou de choisir de ne pas en avoir du tout. On peut très bien vivre avec un homme sans être marié. C’est d’ailleurs ce que je désire quand je serai avec Louis Moreau.

     Il y eut un court silence. Charles, exaspéré, restait muet. Ada allait quitter la pièce quand elle ajouta :

-          Oh, rassure-toi, je changerai de nom, je vais m’appeler Ada Clare désormais.

-          Ada Clare… murmura Charles, en secouant la tête.

-          Oui, Ada Clare. C’est une héroïne de Dickens. Mais tu ne lis pas Dickens.

-          Non… je ne lis pas ces sornettes… Mais tu as raison. Cela vaut mieux ainsi. Pars-donc le plus tôt possible… Et que je n’entende plus jamais parler de toi.

 

     Les premières tentatives d’Ada en tant que comédienne de théâtre ne furent pas couronnées de succès, loin de là. Mais, malgré sa voix à vriller les oreilles et des critiques des plus médiocres lorsqu’elle interpréta « Notre-Dame de Paris », elle ne s’avoua pas vaincue pour si peu. Elle se fit engager par une salle de Broadway où elle fit fureur en adoptant des poses pour former des tableaux vivants dans lesquels ses « attitudes », qu’elle exécutait vêtue de suggestifs costumes de différentes époques ou de personnages d’œuvres célèbres, suffisaient à transporter l’assistance dans des mondes imaginaires. Sa seule présence, son beau regard améthyste qu’elle dardait sur son public lorsqu’elle prenait ses « expressions », fascinaient littéralement les spectateurs. En Esmeralda, elle faisait fondre tout son monde en larmes !

 

     A l’automne 1855, ayant appris que Moreau, après un séjour à Cuba, était de retour à New York, Ada, bien décidée à le conquérir à cette occasion, se précipita à la cave à bière de Charlie Pfaff, sachant que le pianiste aimait à fréquenter ce lieu. Il s’agissait en fait d’un restaurant en sous-sol, sur Broadway, quartier général du New York bohème où se retrouvaient peintres, acteurs, écrivains, poètes, musiciens et journalistes anticonformistes. Au milieu du champagne et des rires, on prônait la liberté individuelle et sexuelle ou on commentait les œuvres de Poe, Whitman et Dickens. À ceux qui avaient voulu la mettre en garde contre le caractère volage de Moreau, Ada avait répondu que peu lui importait qu’il ait d’autres femmes qu’elle. Quand enfin il apparut un soir, Walt Whitman lui demanda si elle voulait qu’il le lui présente. Elle répondit du tac au tac qu’elle n’avait besoin de personne pour se présenter. Elle alla droit vers Moreau qui ce soir-là était d’humeur plutôt mélancolique. Seul à une table, il attendait quelques amis.

-          M. Gottschalk, vous me reconnaissez ? Nous nous sommes vus il y a deux ans.

     Surpris par l’attitude de la jeune femme et encore plus par son éblouissante beauté, Moreau, qui s’était aussitôt levé, resta interdit un moment. Comment ai-je pu oublier ce si magnifique visage ? Un visage d’ange au teint diaphane qui semble celui de Flore… ne manque plus qu’une guirlande de fleurs dans sa chevelure d’or… Et ce long cou gracieux… Ce corps de danseuse, fin et souple. Et, ô, l’éclat fascinant de ses yeux violets… Il l’invita à sa table, lui demandant où et quand exactement ils s’étaient rencontrés. Puis très vite, ils se lancèrent dans une discussion passionnée, sur la musique, le théâtre, la littérature, la politique… Les amis de Moreau, qui venaient juste d’arriver, le voyant en si charmante compagnie, ne se permirent pas d’interrompre l’heureux tête-à-tête. Ada et Moreau quittèrent les lieux ensemble. Charmés, envoutés l’un par l’autre. Il est exactement comme je l’imaginais. Il a de l’esprit, il est drôle, sensible… et son petit accent français est si charmant. Il aime les mêmes livres que moi, les mêmes musiciens. Il pense comme moi que les femmes ont leur rôle à jouer, dans les arts, la société, la vie politique. C’est vraiment un homme exceptionnel. Il a vécu tant de choses, rencontré tant de personnes différentes, que ce soit à la cour d’Espagne ou dans la jungle des Antilles ! Et il ose dire ce qu’il pense ! Et puis, tout comme moi, il est contre l’esclavage. C’est vrai qu’en ce moment, ses affaires ne vont pas fort, mais il a un tel talent, il va rapidement connaître de nouveaux triomphes et devenir l’artiste le plus connu des Etats-Unis… peut-être du monde ! Moreau, de son côté, était émerveillé non seulement par la troublante beauté d’Ada mais aussi par son esprit vif, son intelligence. Pour une toute jeune femme, sa culture est étonnamment étendue, elle connaît nombre d’ouvrages et d’œuvres musicales. Son incroyable liberté de ton m’a stupéfié. Je n’avais encore jamais rien vu de tel, chez aucune femme, ni en Europe ni en Amérique. Et puis, quel courage ! Avoir ainsi rompu avec sa famille et s’engager dans une carrière bien incertaine ! Et persévérer malgré les échecs !

 

     Ils se lancèrent donc dans une relation passionnée mais… une relation houleuse et qui fut de courte durée. Car si tous deux s’admiraient, s’estimaient, s’aimaient, la vie quotidienne s’avéra compliquée. Pendant un an à peine que dura leur liaison, aux étreintes brûlantes qui les réunissaient, se succédaient invariablement de mémorables scènes lors desquelles ils se juraient de ne plus jamais se revoir. Il s’était avéré qu’Ada était beaucoup plus sensible aux infidélités de Moreau qu’elle le prétendait en premier lieu et que celui-ci se montrait beaucoup moins favorable à l’égalité entre les hommes et les femmes qu’il avait prônée le premier soir de leur rencontre. C’est ainsi que, malgré les moments étourdissants qu’ils avaient partagés, il leur devint évident qu’ils ne pouvaient envisager une vie commune. Moreau repartit alors pour Cuba en février 1857 et chacun suivit son destin.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

IV

 

     Quand je pense qu’elle est venue me relancer sur la scène même du Tacón il y a quelques mois ! Quel toupet ! C’est bien les femmes, ça ! Quand elles ont décidé qu’on leur devait quelque-chose, elles sont persuadées d’être dans leur bon droit et il faudrait alors avoir aussitôt le petit doigt sur la couture du pantalon ! L’épisode avait été des plus sensationnels et le public de La Havane s’en souviendrait sans doute encore longtemps.

     À la fin du mois de novembre 1861, dans le luxueux théâtre du Tacón, tandis que Moreau était au piano depuis seulement quelques minutes, interprétant « Souvenirs d’Andalousie », on entendit soudain un remue-ménage effroyable dans les coulisses, côté cour. Plusieurs personnes criaient, voire même se battaient. Surgit alors sur scène une blonde Esmeralda, jupon bleu roi laissant amplement voir ses jambes tant il était relevé, corsage blanc dénudant largement les épaules - le haut en était à dessein déchiré - et laissant même apparaître la naissance d’un sein, cheveux défaits, pieds nus et le tambourin à la main. Une rumeur de stupéfaction - et d’admiration - parcourut toute la salle. Plusieurs spectateurs, la plupart issus de l’aristocratie créole, reconnurent aussitôt, pour l’avoir déjà vue à New York, celle que l’on surnommait « la reine des Bohèmes ». Elle traversa la scène d’un pas fier sous le regard consterné de Moreau, referma d’autorité le couvercle du piano avec fracas et sautant dessus avec adresse, elle se campa, debout, les bras croisés, face au pianiste, le foudroyant de son regard ardent. Le public applaudit chaudement au numéro, persuadé que tout cela faisait partie du spectacle et comme les deux protagonistes s’exprimèrent moitié en français, moitié en anglais, il comprit l’essentiel des échanges. Moreau, qui s’était levé, refusant de rester dans cette position d’infériorité par rapport à Ada, faisait des signes de dénégation à deux hommes qui, dans les coulisses, s’apprêtaient à intervenir. Ada resta sur son piédestal, tournant juste le buste pour rester face à son ancien amant.

-          Me reconnais-tu au moins, moi ? Le ton était agressif, les yeux lançaient des éclairs. Les spectateurs retinrent leur souffle.

     Moreau secoua la tête, il comprit aussitôt pourquoi Ada était venue… Reconnaître, reconnaître, hum !  Il tenta de rester calme mais cela lui était difficile. Le souvenir de tant de disputes l’assaillait à ce point qu’il manqua de répondre de façon grossière. Il essaya toutefois l’humour.

-          Mais bien sûr, je te reconnais ! Qu’as-tu fais de ta chèvre, belle Esmeralda ?

     Ada resta impassible. Il finit par éclater, excédé.

-           Il me semble que nous nous sommes dit tout ce que nous avions à nous dire. Tout est terminé entre nous. Et puis, qu’est-ce que c’est que ce cirque ? Il désigna sa tenue extravagante d’un geste agacé de la main. Que viens-tu faire ici, que veux-tu encore ?

     Il se reprocha à l’instant d’avoir posé cette dernière question, il ne le savait que trop…

-          Ah « encore » ! Tu oses dire « encore » ! Ce que je veux ? Encore ? Sais-tu au moins que j’ai accouché, il y a quatre ans, à Paris ? De ton fils !

-          Ah ça ! Comment l’ignorerais-je, que tu as accouché ! Mes sœurs, choquées par ton attitude désinvolte à leur égard… que dis-je désinvolte ! Impertinente ! Inconvenante ! m’avaient écrit que…

-          Tes sœurs, parlons-en de tes sœurs ! Cette Clara surtout, qui n’a plus été que pleurs et hurlements, après m’avoir rencontrée, la sotte, comme si elle avait vu le diable ! Tout cela parce que je lui ai dit que l’enfant que je portais était de toi, que nous n’étions pas mariés et que nous ne vivrions pas ensemble.

     Moreau pensait que, oui, la conduite de Clara avait été bien pénible et de plus l’avait mis dans l’embarras. Car dans un moment où lui-même ne roulait pas sur l’or, il lui avait fallu encore envoyer une somme rondelette - en plus de la pension habituelle qu’il octroyait à sa fratrie - pour payer à sa sœur une villégiature à la mer afin qu’elle retrouve le calme après cette épreuve inopinée. Mais il était hors de question d’avouer cela à Ada, et au contraire, il essaya de défendre sa sœur. Il chercha ses mots et, de façon peu convaincante, avança :

-          Oui… le diable… voilà… tu as dû te conduire comme une diablesse…

-          Oserais-tu traiter de diable la mère de ton enfant ?

     Il s’embrouilla encore plus.

-          Mais enfin, c’est toi qui as parlé de diable, pas moi. Je ne t’ai pas traité de diable… j’ai dit… Oh, enfin ! Là n’est pas le problème, que diable ! C’est toi qui as voulu un enfant ; maintenant tu l’as. Et quand tu dis qu’il est mon enfant, qu’en sais-je, moi ? Il me semble bien que tu as eu d’autres amours, je n’ai pas été ton seul amant. 

     Elle eut un rire mauvais et répliqua en vociférant.

-          Ah ! Que dire de toi alors ! Tu ne t’es pas gêné ! Et même Adah, ma meilleure amie, j’en suis sûre, a été ta maîtresse ! Tu crois que je n’ai pas vu ton regard sur elle, quand nous nous étions rendus à son spectacle !

-          Eh ! Comme tout le monde ! Hommes et femmes confondus ! Qu’avait-elle besoin de chevaucher cet étalon noir en justaucorps couleur chair ! On l’aurait dit nue ! Et puis, il me semble que tu étais la première à prôner l’amour libre. Tu disais que chacun pouvait nouer et dénouer les liens qu’il voulait. Et tu t’es toujours montrée contre le mariage. Qu’est-ce que j’ai pu t’entendre radoter tes couplets féministes !

     Qu’il était furieux de devoir ainsi exposer en public, à cause d’elle, des pans de sa vie la plus intime. Il lui en voulut encore plus.

-          Oh, mais cela t’arrangeait bien, que je ne veuille pas me marier ! Je suis sûre que si je l’avais voulu, tu aurais refusé !

-          Ah ça ! Mais c’est insensé ! Puisque c’est toi qui ne le voulais pas ! Nous avons eu cent fois cette vaine discussion. Et puis, oui, il n’était pas question de me marier, avec toute ma famille que mon père m’avait recommandée avant de mourir. C’est que j’ai le sens du devoir, moi ! 

-          Parce que, moi, je ne l’ai pas peut-être, le sens du devoir ? Qui s’occupe de notre fils en ce moment ? Même mendiante, même invalide, jamais je n’abandonnerai mon enfant. Je ferai tout pour lui !

-          Eh bien, la meilleure chose que tu puisses faire pour lui en ce moment est de rentrer à la maison pour le retrouver.

-          A la maison ! C’est cela ! M. Gottschalk prétend en public que les femmes ont droit de s’exprimer librement, d’avoir leurs idées, de les exposer, de vivre de leur art ! Ah ! Fadaises que tous ces beaux discours ! En fait, comme tous les autres hommes, il veut seulement que les femmes restent bien sagement à la maison et se taisent !

-          Pour ce qui est de s’exprimer librement, je pense que tu en as eu largement l’occasion ici. Alors, maintenant, laisse-moi en paix !

-          Pas tant que tu n’auras pas reconnu ton fils !

-          Mais je te le redis, gronda-t-il exaspéré, qu’est-ce qui me prouve qu’il est mien ?

-          Ah, tu ne veux pas le reconnaître ? C’est que tu n’es pas très physionomiste alors ! 

     Elle sauta à terre souplement et se dirigea vers le premier rang de la salle. Elle éleva alors ses deux mains - dans un geste tendre comme si elle avait voulu le prendre dans ses bras - vers un petit garçon qui était assis sagement là, auprès d’une belle jeune fille rousse, sa nourrice sans doute. Puis se tournant lentement vers Moreau, elle lui dit, sur un ton soudain radouci, dans une voix presque murmurée : « Il s’appelle Aubrey ». Moreau s’approcha doucement, presque malgré lui, et se pencha un peu pour regarder le petit enfant étonné qui lui adressait un pâle sourire. Il vit un angelot de quatre ans environ, qui, à part ses abondants cheveux blonds qu’il tenait de sa mère, était tout le portrait de son père : un joli visage fin un peu ovale, les yeux pers, les paupières légèrement tombantes et le même regard mélancolique. Moreau crut se voir au même âge tant le garçonnet lui ressemblait. Se laissant attendrir par son air innocent, il se baissa et lui adressa un grand sourire. L’enfant s’enhardit, se mit à rire et tendit ses menottes vers la scène comme s’il avait voulu attraper son père. Moreau lui fit un geste de la main, toujours souriant. Son regard était néanmoins irrésistiblement attiré vers la décidément très belle jeune fille qui se tenait à côté du garçon. Mais… derrière lui, Esmeralda-Ada reprit d’une voix tonitruante. Il en sursauta.

-          Alors ? Qu’en dis-tu ? C’est bien simple, je n’ai même pas besoin de dire qui est le père d’Aubrey, toute personne te connaissant le devine aussitôt ! C’est comme si c’était inscrit sur son visage ! Impossible de te défiler !

-          Eh bien, cela suffit donc si tout le monde le sait, inutile que ce garçon porte mon nom !

     S’ensuivirent encore quelques vertes invectives, puis pour finir, Ada, par dépit, voyant qu’elle ne tirerait rien du père de son enfant, lui envoya le tambourin à la figure, tout en hurlant : 

-          Tu entendras encore parler de moi, tu ne t’en tireras pas si facilement !

     L’instrument vola à travers la scène, Moreau l’évita de peu en baissant la tête juste à temps (applaudissements du public) et il finit sa course dans la coulisse. Ada repartit profondément blessée. Le mufle ! Je croyais que la vue de son fils le ferait changer d’avis. Que cela éveillerait en lui son fameux sens du devoir ! Pff ! Il est bien comme tous les autres ! Ah ! pour la gaudriole, il est là, mais quand il s’agit d’assumer les conséquences de ses actes, il n’y a plus personne ! 

   

     Ce souvenir irritait Moreau. Et puis, avec tous ses articles ! Elle a contribué à me forger une de ces sulfureuses réputations ! En outre, pendant les quelques mois qu’a duré notre relation, elle n’a cessé d’en étaler toutes les fluctuations dans les journaux ! Et moi qui l’ai toujours encouragé à écrire ! Toutefois… Si elle avait voulu un peu se modérer. Ne pas se laisser aller à tous ces excès… On aurait peut-être pu…  Ah, mais non, n’en parlons plus.» Il tira sa montre: il était largement l’heure de se préparer afin de rejoindre Max pour le dîner. Ils devaient tous deux mettre au point les derniers détails de la tournée qui allait débuter sous peu. Allons, un mal chasse l’autre, les soucis à venir m’aideront à oublier ceux du passé.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



[1] Famille et entourage de  L.M. Gottschalk utilisaient ce seul prénom.

[2] Adelina Patti (1843-1919) cantatrice italienne, “la Patti” a été l’une des plus grandes divas de son temps.

[3] Hector Berlioz avait été tout particulièrement élogieux, il écrivit, dans « Le journal des Débats » en avril 1851: « M. Gottschalk est du très petit nombre de ceux qui possèdent tous les éléments divers de la puissance souveraine du pianiste […]. Il est musicien accompli. » Les deux hommes entretinrent une correspondance.

[4] Louis Moreau Gottschalk était l’aîné d’une famille de sept enfants, qui, en 1862 ont respectivement 29 ans pour Célestine, 25 pour Edouard, 24 pour Clara, 22 pour Augustine, 20 pour Blanche, Gaston étant le petit dernier. La mère de Louis Moreau était venue rejoindre son fils à Paris en 1844, s’y installant avec ses enfants.

 

[5] Alphonse de Lamartine et L.M. Gottschalk fréquentaient le même salon à Paris, celui du docteur Orfila.

[6] John Sullivan Dwight, le vieil « ennemi » de Gottschalk, était un critique musical très influent aux Etats-Unis, qui toujours déconsidéra le talent de compositeur du musicien, tout en lui reconnaissant cependant une virtuosité incomparable.

[7] Œuvre de L.M. Gottschalk composée aux Etats-Unis en 1852-53, anticipation du ragtime, elle remporta un vif succès.

[8] Louis Moreau Gottschalk, alors âgé de trente-quatre ans, se qualifie ainsi : « I am good looking enough (je n’ai pas l’air trop mal) mais […] Je suis une épave de naufrage. Telle qu’elle est, l’épave n’est pas effrayante mais elle représente mal ce qu’était le tout avant l’orage.»

 

[9] Walter Whitman (1819-1892) poète, romancier et journaliste américain.

 





Mon premier roman

Des Colts et du Beethoven (et il paraît que la musique adoucit les mœurs...)



Voici la nouvelle couverture !


Merci à Mirador Créations


 

Vous pouvez retrouvez ci-dessous des extraits du livre. Il est disponible sur tous les sites marchands !






Extrait

"Mais Bon Dieu, ça fait deux ans que tu me répètes la même chanson ! Arrête ! Soit tu le fais vraiment soit tu cesses d’en parler ! s’écria Frank excédé. 

-         -Je le ferai, je te dis, je le ferai, je le ferai ! Tiens, regarde, j’ai acheté ça hier. Et Albert souleva sa veste pour montrer un Colt 1849 Pocket glissé sous sa ceinture.

-         - Tu es fou d’avoir apporté ça ici. Tu sais ce que tu risques ?

     Albert Cooler referma sa veste et haussa ostensiblement les épaules. Il avait déjà beaucoup bu mais il commanda un autre whisky. Il savait bien qu’au « White horse », le saloon où Frank et lui se trouvaient, comme dans tous les autres lieux de distraction de Delano, cette banlieue autrefois très agitée de Wichita, le port d’une arme était interdit et qu’on se devait de la laisser à l’entrée sous peine de se faire sonner les cloches par le shérif.

-        - C’est pas parce que Paul Honor te connaît depuis des années et qu’il serait indulgent avec toi que ça ne te vaudrait pas une nuit en taule, un truc comme ça !

     Pour toute réponse, Albert se mit à pleurer, abondamment. Son vieil ami Frank, qui devait se rendre à sa partie de poker -il était devenu joueur professionnel- s’impatienta mais il ne voulait pas laisser Albert seul dans cet état. C’était son ami d’enfance et son seul véritable ami d’ailleurs. Il assista une fois encore à la même scène, à laquelle il assistait plusieurs fois par semaine depuis plus de deux ans, depuis ce jour de 1874 où le père d’Albert avait mis fin à ses jours : Albert se lamentait sur son sort, sur celui de son père John Cooler, ruiné par Julius Hole, puis se mettait à traiter le patron de la Hole Refrigerator Line de tous les noms, pour au final promettre de le tuer de ses propres mains. Mais ce soir, ce qui était nouveau, c’est qu’Albert était armé et cela inquiétait Frank qui se demandait quel usage il pourrait faire de cette arme car à défaut de tuer Julius Hole il était possible qu’il tente de la retourner contre lui. Soudain Albert s’effondra sur la table -Frank eut juste le temps de reculer le verre de whisky à moitié plein pour éviter qu’il ne le renverse- et c’est à peine si Frank l’entendit murmurer : « Je le ferai, je le ferai… Il va crever ce salaud de Julius. » Ses propos se faisaient de plus en plus confus. Puis après un court silence, s’étant un peu redressé, il pleurnicha, dans un soupir de désespoir et levant douloureusement les yeux sur Frank : « J’sais pas me servir de ce truc, tu te rends compte, Nom de Dieu, j’sais pas, j’y arriverai jamais ! » Et il retomba sur la table. Frank avait vraiment de la peine pour lui. Il avait bien conseillé à de nombreuses reprises à Albert de vendre la vieille maison de son père, de liquider l’abattoir qui fonctionnait au ralenti -il n’en sortait plus que quelques carcasses de viande par mois qui lui assurait un maigre revenu- de partir s’installer dans une autre ville,  pourquoi pas en Californie aller rejoindre sa mère, en tout cas de refaire sa vie, ou plutôt de la faire car il avait seulement vingt ans, mais Albert s’acharnait, voulait à tout prix venger son père, et en même temps, était incapable d’agir.

     A ce moment-là, Peter Drabek, un grand blond à l’air dégingandé, entra dans le saloon et fit signe à Frank. « Qu’est-ce que tu fiches, on t’a attendu, mais comme tu ne venais pas, je leur ai dit de trouver d’autres partenaires. Comme ce n’est pas ton habitude, j’étais inquiet, qu’est-ce qui se passe ? » Et il jeta un regard sur Albert, qu’il avait croisé une ou deux fois, il connaissait vaguement son histoire. Albert se releva un peu, avec difficulté, fit un bref signe de tête pour saluer le nouveau venu, puis aussitôt, repartit dans ses borborygmes. Frank se mit en devoir de résumer l’affaire pour Peter. Il se trouvait que Peter était du genre à s’occuper des affaires des autres et à aimer trouver une solution pour chaque problème.

-        - Ah, je vois, fit Peter, je pense que j’ai ce qu’il vous faut.

-        - Ce qu’il faut à Albert, pas à moi, attention, je n’ai rien à voir avec ça, moi, précisa Frank d’un ton irrité. Et puis, qu’est-ce que ça veut dire « ce qu’il faut ? »

-         -Eh bien, vous ne voyez pas… Si on veut tuer quelqu’un…

-         -Chut, moins fort ! lui intima Franck, les sourcils froncés par l’agacement.

-         -Ouais, bon, continua Peter à voix basse, je disais que si on veut… mais qu’on est pas en mesure de le faire soi-même… Eh bien, faut trouver un gars qui le fera à votre place… C’est un type sûr, je le connais bien, quand on était gosses, on habitait le même quartier à Omaha, au Nebraska. C’est mon père qui lui donnait ses cours de piano, il est très doué d’ailleurs, un vrai virtuose.

-        - Quoi ! Un pianiste ? Mais qu’est-ce que tu veux qu’on foute d’un pianiste ? C’est pas vrai, t’es encore plus bourré que ce pauvre Albert ! tempêta Frank qui commençait en à avoir assez de cette discussion sans queue ni tête.

-        - Mais non, il est pas pianiste, il a changé d’instrument, si tu vois ce que je veux dire, et c’est un véritable as de la gâchette.

     Frank secoua la tête, il désapprouvait totalement la proposition, mais Albert, qui avait fini par comprendre, tiré peu à peu de sa torpeur alcoolique par les propos de Peter, s’exclama : 

-        - Un tueur, c’est ça, c’est un tueur ?

-         -C’est ça, gueule-le encore plus fort pendant que tu y es ! En plus, avec ce que tu as sur toi, c’est vraiment le moment de te faire remarquer, gronda Frank.

-         -Mais oui, Nom de Dieu, j’y avais pas pensé, c’est ça qu’il me faut, et se tournant vers Peter, trouve-le moi tout de suite, je veux que Julius soit descendu dès demain.

-         -Pas si vite, je pense savoir où le trouver, mais il me faudra quelques jours. Et puis il va falloir du fric, parce que Vic, il ne fait pas dans les œuvres de bienfaisance. Par contre, tu peux être sûr que ce sera du travail bien fait.

-         -Ouais, pour le fric, ça ira, j’en trouverai, va le chercher, il est où, en ville ?

-        -T’as quasiment plus un cent et tu es prêt à… Frank bouillait. Tiens, je préfère partir, mais avant, comme tu es mon ami, je tiens quand même à te dire que tu te conduis comme un imbécile et encore une fois, je te conseille de tout vendre et de partir d’ici. Je sais que tu ne m’écouteras pas mais au moins j’aurais la conscience tranquille car je t’aurais prévenu.

     Frank quitta vivement la table et sortit du saloon. Peter reprit alors, en chuchotant.

-         -Donne-moi trois jours, je te trouve Vic et je te le ramène. On peut se retrouver chez toi, jeudi soir, vers onze heures, c’est OK ?

-        - C’est bon, je vous attendrai. Jeudi, onze heures.

-         -T’habites où ?

-         -Douglas Avenue, n°16.

    Le jour dit, à onze heures précises, Peter, accompagné d’un homme grand et mince très élégamment vêtu, jaquette et chapeau noirs, gilet vert jade à discrets motifs floraux et cravate de soie de couleur taupe, se trouvait devant le 16, Douglas Avenue. Il frappa à la porte mais personne ne venait. La maison avait l’air inhabité, il n’y avait aucune lumière aux fenêtres. Il était visible qu’elle tombait peu à peu en décrépitude. Ils attendirent un instant, puis ils aperçurent Albert surgir au coin de la maison et leur faire signe de le suivre. Les cheveux en bataille, la tenue négligée, il avait l’air encore plus désorienté que l’autre fois au saloon. Il les fit entrer par la porte de l’office dont il était le seul à faire usage désormais puisque les domestiques engagés par John Cooler autrefois avaient tous été renvoyés, même Margarita, la cuisinière mexicaine qu’Albert aimait tant, autant pour la douceur de son caractère que celle de ses gâteaux. Albert ne passait plus que par-là, ayant délaissée l’entrée principale. Il s’était replié sur deux pièces seulement: la cuisine et sa chambre, laissant le reste de la demeure vivre sa lente déchéance sans lui. Ils ne virent pas grand-chose de la cuisine car elle était plongée en grande partie dans l’obscurité, seule la lampe à pétrole posée sur la table émettait une faible lumière. Les présentations furent rapides et on en vint tout de suite aux termes du contrat. Ils s’assirent autour d’une table qui était, étonnamment dans cette demeure à l’abandon, d’une propreté irréprochable. Albert sortit fébrilement une vieille bouteille de rhum dont l’étiquette avait disparu et trois verres dont l’un était un peu ébréché. « Je suis désolé, je n’ai que ça », bredouilla-t-il. Sa nervosité était palpable.  

     Albert commença à remplir les verres. A peine le sien fut-il empli à moitié que Victor fit un geste pour arrêter la main d’Albert. Quant à Peter, il but aussitôt le sien et tout en déclarant que le rhum était fameux fit signe qu’il en accepterait bien un deuxième.

-         -Je ne suis pas fortuné, comme vous pouvez le voir, dit Albert en s’adressant à Victor avec un sourire forcé, tout en faisant un geste de la main pour désigner la pièce, mais je peux vous payer… je vous propose… 545 $ et 50 cents.

     Victor resta impassible, but une gorgée de rhum, reposa son verre, et enfin d’un ton glacial annonça: "





LA PRESSE EN PARLE !

Articles du Dauphiné Libéré rédigés par Pierre Marand, parus les 15 et 23 février 2023







Accéder à ma page Auteur sur Librinova:







 « Des Colts et du Beethoven » va vous plonger dans l’univers des Westerns et vous faire voyager à travers les vastes espaces de l’Ouest américain. A la façon d’un road-movie, le livre vous entraîne du Kansas à la Californie en passant par le Colorado, dans des histoires de vengeance, de duels et de longues chevauchées, mais aussi d’amitié et d’amour, vous faisant rencontrer de pittoresques personnages, dont quelques caractères féminins bien trempés. Ce roman permet également de découvrir la vie quotidienne des années 1870 aux Etats-Unis, que ce soit en ville, au ranch ou sur la route.

                                               Lire un extrait ci-dessous               

       


Le résumé

     En ce mois de septembre 1876 le beau Victor a des tueurs aux trousses… Cet élégant jeune homme, chéri par sa maman, femme raffinée d’origine française, est un pianiste virtuose qui joue Beethoven à la perfection mais qui sait aussi faire parler ses Colts puisqu’il est devenu tueur professionnel. Suite à un contrat, sa vie a basculé : en effet, on a su cette fois qu’il était l’auteur de l’assassinat et le frère de la victime le fait rechercher avec acharnement, ayant mis sa tête à prix.

Il est vrai qu’avec Victor la mention : « Ne tirez pas sur le pianiste » change de sens. Mieux vaut en effet ne pas pointer son revolver sur lui…


Version numérisée disponible sur : Google Play Books, Kindle, Kobo, Librinova

et autres librairies en ligne (2.99€)

      Version papier disponible chez: la Fnac, Cultura, Amazon... (18.90€)


Sur Amazon.fr :
https://www.amazon.fr/dp/B09X5C6YF6/

Sur Fnac.com :
https://livre.fnac.com/a16893172/Elsa-Errack-Des-Colts-et-du-Beethoven#omnsearchpos=1

 https://www.librinova.com/librairie/elsa-errack/des-colts-et-du-beethoven

 

https://play.google.com/store/books/details/Elsa_ERRACK_Des_Colts_et_du_Beethoven?id=_bFmEAAAQBAJ&gl=FR



Extrait

"Mais Bon Dieu, ça fait deux ans que tu me répètes la même chanson ! Arrête ! Soit tu le fais vraiment soit tu cesses d’en parler ! s’écria Frank excédé. 

-         -Je le ferai, je te dis, je le ferai, je le ferai ! Tiens, regarde, j’ai acheté ça hier. Et Albert souleva sa veste pour montrer un Colt 1849 Pocket glissé sous sa ceinture.

-         - Tu es fou d’avoir apporté ça ici. Tu sais ce que tu risques ?

     Albert Cooler referma sa veste et haussa ostensiblement les épaules. Il avait déjà beaucoup bu mais il commanda un autre whisky. Il savait bien qu’au « White horse », le saloon où Frank et lui se trouvaient, comme dans tous les autres lieux de distraction de Delano, cette banlieue autrefois très agitée de Wichita, le port d’une arme était interdit et qu’on se devait de la laisser à l’entrée sous peine de se faire sonner les cloches par le shérif.

-        - C’est pas parce que Paul Honor te connaît depuis des années et qu’il serait indulgent avec toi que ça ne te vaudrait pas une nuit en taule, un truc comme ça !

     Pour toute réponse, Albert se mit à pleurer, abondamment. Son vieil ami Frank, qui devait se rendre à sa partie de poker -il était devenu joueur professionnel- s’impatienta mais il ne voulait pas laisser Albert seul dans cet état. C’était son ami d’enfance et son seul véritable ami d’ailleurs. Il assista une fois encore à la même scène, à laquelle il assistait plusieurs fois par semaine depuis plus de deux ans, depuis ce jour de 1874 où le père d’Albert avait mis fin à ses jours : Albert se lamentait sur son sort, sur celui de son père John Cooler, ruiné par Julius Hole, puis se mettait à traiter le patron de la Hole Refrigerator Line de tous les noms, pour au final promettre de le tuer de ses propres mains. Mais ce soir, ce qui était nouveau, c’est qu’Albert était armé et cela inquiétait Frank qui se demandait quel usage il pourrait faire de cette arme car à défaut de tuer Julius Hole il était possible qu’il tente de la retourner contre lui. Soudain Albert s’effondra sur la table -Frank eut juste le temps de reculer le verre de whisky à moitié plein pour éviter qu’il ne le renverse- et c’est à peine si Frank l’entendit murmurer : « Je le ferai, je le ferai… Il va crever ce salaud de Julius. » Ses propos se faisaient de plus en plus confus. Puis après un court silence, s’étant un peu redressé, il pleurnicha, dans un soupir de désespoir et levant douloureusement les yeux sur Frank : « J’sais pas me servir de ce truc, tu te rends compte, Nom de Dieu, j’sais pas, j’y arriverai jamais ! » Et il retomba sur la table. Frank avait vraiment de la peine pour lui. Il avait bien conseillé à de nombreuses reprises à Albert de vendre la vieille maison de son père, de liquider l’abattoir qui fonctionnait au ralenti -il n’en sortait plus que quelques carcasses de viande par mois qui lui assurait un maigre revenu- de partir s’installer dans une autre ville,  pourquoi pas en Californie aller rejoindre sa mère, en tout cas de refaire sa vie, ou plutôt de la faire car il avait seulement vingt ans, mais Albert s’acharnait, voulait à tout prix venger son père, et en même temps, était incapable d’agir.

     A ce moment-là, Peter Drabek, un grand blond à l’air dégingandé, entra dans le saloon et fit signe à Frank. « Qu’est-ce que tu fiches, on t’a attendu, mais comme tu ne venais pas, je leur ai dit de trouver d’autres partenaires. Comme ce n’est pas ton habitude, j’étais inquiet, qu’est-ce qui se passe ? » Et il jeta un regard sur Albert, qu’il avait croisé une ou deux fois, il connaissait vaguement son histoire. Albert se releva un peu, avec difficulté, fit un bref signe de tête pour saluer le nouveau venu, puis aussitôt, repartit dans ses borborygmes. Frank se mit en devoir de résumer l’affaire pour Peter. Il se trouvait que Peter était du genre à s’occuper des affaires des autres et à aimer trouver une solution pour chaque problème.

-        - Ah, je vois, fit Peter, je pense que j’ai ce qu’il vous faut.

-        - Ce qu’il faut à Albert, pas à moi, attention, je n’ai rien à voir avec ça, moi, précisa Frank d’un ton irrité. Et puis, qu’est-ce que ça veut dire « ce qu’il faut ? »

-         -Eh bien, vous ne voyez pas… Si on veut tuer quelqu’un…

-         -Chut, moins fort ! lui intima Franck, les sourcils froncés par l’agacement.

-         -Ouais, bon, continua Peter à voix basse, je disais que si on veut… mais qu’on est pas en mesure de le faire soi-même… Eh bien, faut trouver un gars qui le fera à votre place… C’est un type sûr, je le connais bien, quand on était gosses, on habitait le même quartier à Omaha, au Nebraska. C’est mon père qui lui donnait ses cours de piano, il est très doué d’ailleurs, un vrai virtuose.

-        - Quoi ! Un pianiste ? Mais qu’est-ce que tu veux qu’on foute d’un pianiste ? C’est pas vrai, t’es encore plus bourré que ce pauvre Albert ! tempêta Frank qui commençait en à avoir assez de cette discussion sans queue ni tête.

-        - Mais non, il est pas pianiste, il a changé d’instrument, si tu vois ce que je veux dire, et c’est un véritable as de la gâchette.

     Frank secoua la tête, il désapprouvait totalement la proposition, mais Albert, qui avait fini par comprendre, tiré peu à peu de sa torpeur alcoolique par les propos de Peter, s’exclama : 

-        - Un tueur, c’est ça, c’est un tueur ?

-         -C’est ça, gueule-le encore plus fort pendant que tu y es ! En plus, avec ce que tu as sur toi, c’est vraiment le moment de te faire remarquer, gronda Frank.

-         -Mais oui, Nom de Dieu, j’y avais pas pensé, c’est ça qu’il me faut, et se tournant vers Peter, trouve-le moi tout de suite, je veux que Julius soit descendu dès demain.

-         -Pas si vite, je pense savoir où le trouver, mais il me faudra quelques jours. Et puis il va falloir du fric, parce que Vic, il ne fait pas dans les œuvres de bienfaisance. Par contre, tu peux être sûr que ce sera du travail bien fait.

-         -Ouais, pour le fric, ça ira, j’en trouverai, va le chercher, il est où, en ville ?

-        -T’as quasiment plus un cent et tu es prêt à… Frank bouillait. Tiens, je préfère partir, mais avant, comme tu es mon ami, je tiens quand même à te dire que tu te conduis comme un imbécile et encore une fois, je te conseille de tout vendre et de partir d’ici. Je sais que tu ne m’écouteras pas mais au moins j’aurais la conscience tranquille car je t’aurais prévenu.

     Frank quitta vivement la table et sortit du saloon. Peter reprit alors, en chuchotant.

-         -Donne-moi trois jours, je te trouve Vic et je te le ramène. On peut se retrouver chez toi, jeudi soir, vers onze heures, c’est OK ?

-        - C’est bon, je vous attendrai. Jeudi, onze heures.

-         -T’habites où ?

-         -Douglas Avenue, n°16.

    Le jour dit, à onze heures précises, Peter, accompagné d’un homme grand et mince très élégamment vêtu, jaquette et chapeau noirs, gilet vert jade à discrets motifs floraux et cravate de soie de couleur taupe, se trouvait devant le 16, Douglas Avenue. Il frappa à la porte mais personne ne venait. La maison avait l’air inhabité, il n’y avait aucune lumière aux fenêtres. Il était visible qu’elle tombait peu à peu en décrépitude. Ils attendirent un instant, puis ils aperçurent Albert surgir au coin de la maison et leur faire signe de le suivre. Les cheveux en bataille, la tenue négligée, il avait l’air encore plus désorienté que l’autre fois au saloon. Il les fit entrer par la porte de l’office dont il était le seul à faire usage désormais puisque les domestiques engagés par John Cooler autrefois avaient tous été renvoyés, même Margarita, la cuisinière mexicaine qu’Albert aimait tant, autant pour la douceur de son caractère que celle de ses gâteaux. Albert ne passait plus que par-là, ayant délaissée l’entrée principale. Il s’était replié sur deux pièces seulement: la cuisine et sa chambre, laissant le reste de la demeure vivre sa lente déchéance sans lui. Ils ne virent pas grand-chose de la cuisine car elle était plongée en grande partie dans l’obscurité, seule la lampe à pétrole posée sur la table émettait une faible lumière. Les présentations furent rapides et on en vint tout de suite aux termes du contrat. Ils s’assirent autour d’une table qui était, étonnamment dans cette demeure à l’abandon, d’une propreté irréprochable. Albert sortit fébrilement une vieille bouteille de rhum dont l’étiquette avait disparu et trois verres dont l’un était un peu ébréché. « Je suis désolé, je n’ai que ça », bredouilla-t-il. Sa nervosité était palpable.  

     Albert commença à remplir les verres. A peine le sien fut-il empli à moitié que Victor fit un geste pour arrêter la main d’Albert. Quant à Peter, il but aussitôt le sien et tout en déclarant que le rhum était fameux fit signe qu’il en accepterait bien un deuxième.

-         -Je ne suis pas fortuné, comme vous pouvez le voir, dit Albert en s’adressant à Victor avec un sourire forcé, tout en faisant un geste de la main pour désigner la pièce, mais je peux vous payer… je vous propose… 545 $ et 50 cents.

     Victor resta impassible, but une gorgée de rhum, reposa son verre, et enfin d’un ton glacial annonça




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elsa.errack@gmail.com 






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