Au sujet de mon prochain roman... La biographie romancée d'un pianiste et compositeur du XIXe siècle à la vie mouvementée et passionnante

Un piano sur le dos




          Mon prochain roman évoquera la vie d’un pianiste et compositeur américain né à La Nouvelle-Orléans en 1829: Louis Moreau Gottschalk.

     Il part en France encore enfant pour parfaire son éducation musicale. Rapidement il connaît un immense succès dans toute l’Europe : à Paris, en Suisse, en Espagne où il est invité à la cour par la reine elle-même. Ses talents de pianiste et de compositeur sont reconnus par tous, il est comparé à Chopin et Liszt lui promet qu’il sera le roi des pianistes. Il rentre ensuite dans sa patrie. Mais là, les soucis commencent. Il n’est pas connu dans son propre pays qui, de plus, compte bien peu d’amateurs de musique à cette époque. Les difficultés s’accumulent. Son père meurt et lui laisse des dettes et une famille à nourrir…

     Il multiplie alors les tournées pour gagner sa vie et celle de ses frères et sœurs. Il voyage alors aux Antilles (notamment à Cuba qu’il aime particulièrement), dans tous les Etats-Unis, jusqu’en Californie, puis part en Amérique du Sud. Rencontrant de nombreux obstacles, il ne se décourage jamais. Guerres civiles, épidémies de choléra ou de fièvre jaune, tremblements de terre, accidents de train, froid polaire… rien n’arrête Louis Moreau Gottschalk ! Il est prêt à surmonter de pénibles épreuves pour porter la musique dans tous les cœurs, aux quatre coins du monde

     Ce virtuose nomade se produit aussi bien devant les publics éclairés des grandes villes comme Boston que dans les campagnes les plus reculées où jamais l’on n’a vu un piano. Et malgré la maladie, les accidents de voyage, les multiples imprévus, Louis Moreau Gottschalk n’a de cesse de jouer, jouer encore et toujours pour faire connaître la musique au plus grand nombre. Il a donné environ 10 000 concerts dans sa vie et a laissé 300 compositions. Il s’est beaucoup inspiré des musiques des pays qu’il a traversés, des chants et des danses des esclaves africains également, certaines de ses œuvres annonçant le ragtime. 

[Je tiens à préciser ici à ceux qui me l'ont demandé, que, OUI ! Il y aura une suite à Des Colts et du Beethoven, je m'y attellerai dès l'été prochain!]



Voici les premières pages:

Prélude

Chères Tropiques

 

 

« Hommage à notre défunt et éternellement regretté Louis Moreau Gottschalk. Le barde des Tropiques n’est plus ! »

     « Je vais essayer d’éloigner les journaux de monsieur, sinon, il va être désolé d’apprendre qu’il est mort à nouveau. Il va encore vouloir écrire tout un tas de lettres pour dire qu’il est bien vivant. La dernière fois on l’avait fait mourir d’une mauvaise fièvre, aujourd’hui, c’est d’une rupture d’anévrisme. Je vais me hâter de le retrouver, les médecins sont peut-être revenus auprès de lui pour lui faire subir leurs tortures. Si je ne les éloignais pas constamment ils l’auraient peut-être déjà achevé. On les croirait tout droit sortis d’une pièce de Molière, avec leurs sangsues, leurs saignées et leurs bains bouillants. Il faut dire aussi que monsieur ne se ménage pas alors qu’il a une santé plutôt fragile. Pour préparer ce concert monstre au Tacón, il a tellement travaillé ! Il n’en dormait plus que deux ou trois heures par nuit. Ce n’est pas étonnant qu’il soit tombé gravement malade. »

-         -  Monsieur n’est pas raisonnable ! Sortir du lit si vite ! Alors que vous tenez à peine debout.

-      - Mon bon Firmin, il faut bien que je m’y remette, ces concerts de la saison prochaine ne se prépareront pas tout seuls.

-          - Monsieur ne peut-il pas en laisser le soin à son ami, M. Espadero ?

-          - Nicolas joue à la perfection mais serait incapable d’organiser un tel évènement. Pourquoi essaies-tu de cacher ces journaux ? Ah, je vois, ils annoncent la funeste nouvelle… Donnes-les moi, de toute façon, tu sais bien que je vais en prendre connaissance. 

     Moreau jeta un œil sur le premier.

-          - Hum, en voilà une belle oraison funèbre, je la garderai… tout comme l’illustration, elle est romantique à souhait. Je vais encore devoir rassurer tous mes admirateurs, qu’ils soient en Europe ou en Amérique… Mais pour lors, je vais me remettre à mon opéra. Apporte-moi un café… et aussi quelque-chose à manger, j’ai à nouveau un peu faim, heureusement, car je suis devenu si maigre que je me suis fait peur en me regardant dans le miroir, j’ai cru voir un fantôme ou un zombi comme l’on dit par ici !

-          - Que monsieur ne parle pas ainsi aussi légèrement, répliqua aussitôt Firmin en se signant trois fois.

-          - Bien, bien, ne fais pas cette tête. Et tiens, fais-moi préparer un plantain frit.

-          - Monsieur ne veut pas quelque-chose de plus léger plutôt, je sais que vous aimez beaucoup ce plat mais je crois qu’une petite soupe de pois boucoussou et une décoction de moringa seraient préférables. Je te fais apporter ça tout de suite, monsieur.

-         -  Tu sais bien que je n’aime pas les pois bou...

     Firmin était déjà sorti de la pièce. Moreau se résigna. Son domestique lui était étonnamment dévoué et s’occupait de lui comme d’un bibelot chinois mais il n’en faisait souvent qu’à sa tête. Il ne regrettait pourtant pas de l’avoir engagé, car même s’il n’était pas dénué d’excentricités, il était doué d’un très solide sens pratique et faisait preuve d’une extraordinaire ingéniosité. Il l’avait rencontré à la Guadeloupe l’année précédente. C’était juste après qu’il ait quitté l’île de Saint Thomas pour échapper à l’épidémie de fièvre jaune qui y sévissait et un séjour étourdissant à la Martinique. Il y avait connu là un triomphe, lors de son concert donné en clôture de la fête organisée pour l’inauguration d’une statue de l’impératrice Joséphine à Fort-de-France. Cela faisait alors déjà quatre ans qu’il bourlinguait dans les Antilles, allant d’une île à l’autre au gré de ses envies, volant de succès en succès. Fêté, applaudi, célébré, chanté partout où il passait, réclamé par des publics enthousiastes qui l’appréciaient tant pour sa virtuosité de pianiste et ses compositions brillantes que pour ses qualités humaines. Il aimait tant ces îles qu’il pensait ne jamais les quitter. Tout lui plaisait aux Antilles, absolument tout. Les rues pleines de soleil, les vêtements colorés, la douceur des mœurs, les mélodies créoles, les jolies filles au regard langoureux, la cuisine, la nature sauvage et splendide, toute une ambiance qui lui rappelait sa Louisiane natale. Depuis ce printemps 1860, il s’était à nouveau installé à La Havane, ville qu’il connaissait bien et appréciait particulièrement. Il y avait retrouvé de nombreux amis et comme toujours, y avait été accueilli à bras ouverts par la population.

 

     Il se replongea dans l’écriture de l’acte I de son Amalia Warden. Il ne parvenait pas à le finir. Il buttait sur un dialogue entre la soprano, Amalia, l’épouse du secrétaire créole et le roi de Suède, un ténor. « Avec cette interruption aussi… cela fait… quatre, non, cinq semaines que j’ai été cloué au lit. Et puis maintenant que j’ai accepté de diriger la troupe du Tacón, je ne vais plus avoir une minute à moi. Bah, cette compagnie d’opéra… pas ce que j’aurais voulu… il faut dire aussi avec toutes ces sombres intrigues entre imprésarios... Il y a bien quelques solistes, les Français et les Italiens surtout, qui sont de bon niveau mais les chœurs ! Je crois que jamais je n’arriverai à rien de bon avec de tels chœurs, surtout ceux de femmes… qui sont laides avec ça ! Ce n’est pourtant pas difficile de trouver de belles femmes dans ce pays ! » Firmin revint avec la soupe et l’infusion et comme on venait de frapper à la porte, il alla ouvrir. C’était Nicolas Ruiz Espadero, un vieil ami de Moreau. Firmin hésita un peu avant de le faire entrer car malgré les injonctions de son maître, il pensait que cette visite allait le fatiguer : « Ce n’est peut-être pas bien raisonnable, monsieur, vous devriez plutôt vous reposer. »

     Nicolas, petit homme discret, à la barbe et à la tenue très soignées, n’osait presque pas entrer. Tout à l’inverse de Moreau, c’était un casanier solitaire. Il posa son doux regard bienveillant sur son ami.

-         -  Je ne veux pas te déranger. Ta santé s’est-elle rétablie ? Il y a encore deux jours tu étais bien mal. Tu m’as à peine reconnu.

-          - Hé ! Comme tu le vois ! Et me voilà à nouveau attelé à la tâche. Paludisme, dysenterie et cohortes de médecins n’ont pas encore eu raison de moi !

-          - Tu devrais épargner tes forces. J’ai vraiment eu peur pour toi. Cette fois, j’ai bien cru…

-          - Moi aussi, j’ai bien cru ma dernière heure arrivée. Mais grâce aux bons soins de Firmin, j’en ai réchappé.

     Le regard de Nicolas tomba sur la pile de journaux.

-          - Oh ! Tu as lu… Tu es donc au courant…

     Moreau se mit à rire.

-          - Ne t’inquiètes donc pas, ce n’est pas la première fois que les journaux m’enterrent.

-          - Non, ce n’était pas pour cela. Mais… donc… tu n’as pas lu l’article… ?

-          - Que veux-tu dire ?

-          - Eh bien, c’est, enfin… je ne sais pas si…

-          - Parle donc, allons ! Inutile de tourner autour du pot !

     Moreau était effondré. Verdi venait de donner son Ballo in maschera, qui avait justement pour sujet celui de sa tentative d’opéra, son Amalia Warden. S’il ne l’avait pas su à Rome, il aurait cru que Verdi l’avait espionné… En fait ils s’étaient tous deux inspirés du livret d’Eugène Scribe. Tous ces efforts pour rien. Toutes ces heures perdues. Il tenta malgré tout de faire bonne figure devant Nicolas, promettant de créer une autre œuvre dès que possible. D’autant que le Tacón lui avait alloué un beau budget pour produire ses propres opéras. Il pensait toutefois que ce ne lui serait pas facile, jamais pour l’instant il n’avait réussi à dépasser le second acte d’aucun… Pourtant, il en avait composé des œuvres, depuis qu’il était dans ses chères Antilles, les merveilleux paysages, tout autant que les belles aux yeux noirs ayant été de fantastiques sources d’inspiration. Certes la multitude de projets qu’il avait en tête ne s’étaient pas tous concrétisés, mais il avait énormément écrit, pour le piano seul surtout, des mazurkas, des polkas, des danses dont ses Ojos Criollos qui étaient tant plébiscités, également une symphonie, La nuit des Tropiques, et cédant à la mode de l’époque, nombre de transcriptions d’airs célèbres ou d’opéras comme sa Grande Fantaisie triomphale. Mais pour l’opéra…  il lui aurait fallu pour cela du temps et du calme. Il reprit sur un ton qu’il voulut enjoué :

-          - Allez, oublions cela. Je vais te montrer le programme que je prévois pour la saison prochaine.

     Moreau voulut se lever, mais comme il sentait que la tête lui tournait, il demanda à Nicolas de s’emparer des papiers qui étaient sur la table de son bureau.

-          - Voilà. Tu vas sans doute être surpris, j’ai décidé, comme je te l’avais dit d’ailleurs avant ma maladie, de présenter des œuvres plus… classiques. J’ai donc choisi Le jeune Henri d’Etienne Méhul, le Freischütz de Weber, et le Barbier de Séville pour la veille de Noël. Oh, il va falloir beaucoup de travail, car chanteurs et orchestre ne sont pas prêts -surtout ces chœurs de femmes ! - mais j’ai bon espoir.

     Nicolas ne répondit rien, mais paraissait songeur. Moreau devina qu’il avait des critiques à faire.

-          - N’hésite pas à me dire ce que tu en penses. Tu sais que j’apprécie ton avis.

-          - Eh bien… tu le sais comme moi… le public cubain…

-          - Allons, ne te fais pas prier, parle franchement. D’ailleurs, je crois savoir ce que tu vas me dire.

-          - Oui, je disais donc… toi qui connais si bien le public cubain… qui t’adore par ailleurs… lui proposer de telles œuvres… disons… difficiles, ardues… Tu sais qu’ici, il préfère des morceaux plus accessibles, des mélanges, de préférence des airs aux accents locaux, plutôt que de longs opéras qu’il juge ennuyeux. Rappelle-toi… quand tu étais en tournée dans les îles avec cette toute jeune soprano, Adelina Patti[1], tu n’as pas hésité à te rendre dans les hameaux les plus reculés et pourtant tu as su t’attirer les vivats d’audiences les plus frustes en jouant des airs populaires que tous connaissaient ! 

-          - Bien sûr ! Moreau sourit. On nous prenait même, Adelina, son père et moi, pour des acrobates ou des magiciens et l’on s’attendait à ce que l’on sorte des lapins blancs de notre chapeau ou que l’on virevolte sur un cheval... Mais il est temps désormais d’élever le goût de ce public. Surtout qu’ici il ne s’agit pas de pauvres paysans de villages perdus en pleine forêt tropicale mais de la bonne société cubaine. Et pour cela il est indispensable de lui proposer autre chose. Sinon, jamais il ne sera en mesure de goûter les beautés de ces œuvres-là !

-          - Je pense toutefois que tu ferais mieux de t’adapter à ton audience, comme tu sais si bien le faire et proposer plutôt tes propres œuvres comme le Bananier, la Savane ou ton Caprice espagnol qui ont fait ton succès en Europe et sont connues et aimées aussi bien aux Etats-Unis qu’ici. Enfin, fais comme tu l’entends, mais c’est mon point de vue.

     Moreau soudain se sentit à nouveau mal. Un accès de fièvre l’avait repris. Il appela Firmin qui ne put s’empêcher de gronder son maître.

-        -   Je l’avais bien dit, c’était trop tôt pour reprendre vos activités. Vous devriez être au lit.

     Nicolas se leva tout de suite pour partir. Mais avant, il réitéra le conseil qu’il avait donné à son ami deux jours plus tôt.

-          - Firmin a raison (celui-ci hochait la tête en fronçant les sourcils), tu devrais prendre un vrai repos, tu devrais accepter la proposition de José Valdespino qui met à ta disposition la maison de son habitation sucrière. Au centre de l’île, le climat est plus sain. Tu seras bien là-bas, la sucrerie n’est pas encore terminée, José ne la mettra en route que dans quelques mois.

     Moreau finit par accepter l’invitation et dès le lendemain, il quittait le modeste appartement qu’il louait dans un des vieux quartiers animés de la ville pour gagner la Sierra de Anafe. Après avoir été secoué pendant sept heures sur de mauvais chemins dans une petite calèche (dont Firmin avait bien pris garde de relever la capote pour protéger son maître convalescent de l’ardeur du soleil), il eut le plaisir de découvrir une magnifique campagne entourée de forêt vierge. C’était un lieu d’une grande quiétude qui appelait au repos. La maison du maître était basse, elle n’avait qu’un étage et était bordée d’une large véranda. Tout près poussaient quelques palmiers et aussi quelques bégonias qui apportaient leurs touches colorées au paysage. Les trois premières semaines Moreau se contenta de longues siestes sur un hamac, d’un peu de lecture et de fumer un cigare de temps à autre, n’ayant pour compagnie que son domestique et une vieille femme muette qui s’occupait de la cuisine (et préparait d’excellents plantains frits.) Quand il se sentit mieux, il fit quelques promenades dans la forêt, de bonne heure le matin avant que le soleil ne soit trop chaud, sur un petit cheval au pied suffisamment agile pour éviter lianes entremêlées et troncs moussus renversés. Il se remit à jouer, le soir, poussant le lourd piano sur la terrasse avec l’aide de Firmin.

     Rapidement une présence féminine lui manqua. « La splendeur de la forêt vierge, le plaisir de cheminer entre les cléomes et les acajoux, être émerveillé par le plumage multicolore des oiseaux, être saisi en entendant les notes graves et profondes du campanero, profiter de ce dolce farniente… Tout cela est certes merveilleux, mais… le serait bien plus encore si Irène était là, avec moi. » Il se demandait encore pourquoi la belle Irène de los Ríos l’avait quitté, juste avant qu’il ne soit foudroyé par cette crise de paludisme, sans lui donner aucune explication. Etait-elle partie avec un autre ? Ou alors… Avait-elle appris… au sujet d’Ada ? Il ne le savait pas. « Ah Irène, ses beaux yeux noirs, son corps souple comme une liane, et sa peau, ah, sa peau… »

-          - Vous ne devriez pas fumer autant, monsieur. C’est votre deuxième cigare ce matin; certains médecins, comme le Dr Paul Jolly, assurent que cela aurait un effet néfaste sur la santé.

     Moreau mi agacé, mi amusé, répondit :

-          - Je croyais que tu ne lisais que des traités dentaires.

-          - Ho, pour cela… je sais bien que vous ne voulez pas me croire mais… vous verrez quand un jour tu me retrouveras mort avec ma molaire qui aura envahi ma bouche…

     Moreau laissa son domestique lui expliquer pour la énième fois comment, alors qu’il était tout enfant et vivait encore avec sa mère sur une habitation caféière au Nord de Basse-Terre, un faiseur de sortilège l’avait envoûté. Ainsi, depuis, il en était persuadé, une de ses dents ne cessait de pousser, de pousser et elle en viendrait à l’étouffer. Il regarda attentivement Firmin. Il retourna une des feuilles de papier à musique qu’il tenait en main et entreprit de dessiner son portrait. « Un bel homme, ce Firmin… un grand gaillard, mince, musclé. Il me fait penser à un autoportrait de Dürer en Christ… mais un Dürer à la peau métisse et aux cheveux et à la barbe noirs et frisés. S’il avait pu recevoir une éducation soignée… Il aurait été la coqueluche des salons parisiens… Il aurait connu autant de succès que le chevalier de Saint-Georges en son temps. Quand on sait comment il a réussi à apprendre à lire et à écrire le français et également à jouer du piano et du violon, en cachette du maître de sa mère, une pauvre esclave qui ne parlait que le créole… on ne peut qu’être admiratif. Je trouve d’ailleurs qu’il se débrouille vraiment bien. Quel dommage. Un destin gâché… » Il n’était pas mécontent de son dessin. Il le montra à Firmin, qui fit un peu la moue, puis le rangea dans ses papiers.

     Après deux mois passés dans ce petit paradis, Moreau revint à La Havane à la fin de l’été. Malgré l’avis de Nicolas il s’entêta à proposer le programme qu’il avait prévu. Ce fut échec sur échec, notamment la veille de Noël avec ce Barbier de Séville qu’il avait eu tant de mal à mettre sur pied. Au bout de vingt minutes, la plupart des spectateurs avaient quitté la salle, préférant aller finir la soirée au café du Louvre voisin. Moreau était furieux, il avait eu beau se démener, musiciens et orchestre avaient rarement été sur le même tempo. Des critiques sévères lui firent savoir que, cette fois, il avait vraiment déçu les attentes de son public.

     Quelques jours plus tard il était invité au Palais pour une somptueuse fête donnée par le capitaine général Serrano. Après avoir enchanté l’assistance avec ses Ojos Criollos et son Caprice espagnol, il aperçut Nicolas dans un coin de la pièce, à demi-caché par une énorme plante. Dès qu’il parvint à s’extraire du petit groupe d’admirateurs qui s’était formé autour de lui, il le rejoignit. Il était très étonné de le voir là, lui qui détestait ce genre de mondanités. Nicolas lui avoua qu’il n’avait pas pu faire autrement, il avait déjà refusé trois invitations, cela aurait été impoli d’en rejeter une quatrième. La soirée était très douce, ils se rendirent tous deux au jardin. Moreau savait qu’il plairait à Nicolas d’échapper un peu à la foule. Il fit aussitôt part à son ami de ses projets de départ.

-          - Je vais sans doute quitter bientôt mes chères Tropiques. Tu le sais, quand les affaires ne vont pas comme je l’entends, j’ai coutume d’aller tenter ma chance ailleurs. Je serai bien allé au Venezuela, mais… avec cette guerre civile. Ou alors au Mexique, mais là encore ce n’est pas le moment, le pays se bat contre les forces expéditionnaires espagnoles, britanniques et françaises… Sinon… je rentre en Europe. Reprendre ma place auprès de Berlioz et de Liszt[2], comme le dit ma sœur. Plusieurs me pressent de revenir en France, comme Pleyel, qui, parait-il, m’a surnommé le Chopin américain… Mais, il y a aussi, et même surtout, le problème de mes finances… car, comme tu le sais, il y a ma famille.

     Nicolas sourit.

-         -  Cela n’est guère étonnant ! Quand on te voit dépenser sans compter. Et puis, tu ne sais pas dire non, tu prêtes, tu donnes, à tous ceux qui te demandent. Mais … tu ne m’avais pas dit que…

-          - Oui ?

-          - Il me semblait que … tu m’as également parlé… d’une proposition intéressante… aux Etats-Unis.

-          - En effet, Max, le frère cadet de Maurice Strakosch, m’a proposé une tournée… Hum… Je ne sais pas si je dois accepter. Il est vrai que j’ai connu de grands succès dans ma patrie mais j’y ai aussi vécu de cuisants revers. Tu parlais du peu de goût du public cubain pour les œuvres classiques… dans certaines villes des Etats-Unis, cela est bien pire encore ! 

-          - Tu pourrais aussi rester ici. Te fixer enfin. Laisser toute cette activité frénétique et te consacrer à la composition. Mener une vie simple, tout comme la mienne. Te marier. Tu as bien été fiancé à un moment, n’est-ce-pas ?

     Moreau secoua la tête.

-          - Rien de sérieux. Non… je ne crois pas que cela me convienne, pas pour l’instant en tout cas. En fait… J’ai eu l’idée la nuit dernière - pour faire oublier cette mauvaise saison au Tacón, ajouta Moreau avec une grimace - de préparer un nouveau concert monstre. Celui que j’ai donné au printemps dernier a rencontré un tel succès ! Un succès monstre ! Tous les journaux l’ont plébiscité. Cependant, je le voudrais encore plus grandiose cette fois-ci !

     Nicolas avait l’air perplexe. Trop délicat pour faire remarquer à Moreau qu’il avait eu raison la dernière fois et que son ami aurait dû l’écouter, il se permit toutefois d’exprimer ses doutes.

-          - Cela va à nouveau te demander un travail épuisant… Et puis... encore plus grandiose… je ne vois pas comment. La dernière fois, tu as dirigé plus de six cents musiciens !

-         - Plus précisément 650 musiciens dont 50 percussionnistes et 80 trompettes, en plus de 87 choristes ! rectifia Moreau qui adorait citer des chiffres. Mais ce n’est rien à côté de celui que Berlioz dirigea en août 44 à Paris… Son regard devint soudain rêveur comme s’il assistait à nouveau au formidable spectacle. Te rends-tu compte, 1022 musiciens, deux chefs d’orchestre, cinq maîtres de chant et Berlioz au sommet de tout cela ! C’était prodigieux !

 

     Nicolas le regardait, un peu inquiet de le voir si exalté.

-          - Hum…Pour ma part, ce n’est pas le genre de spectacle que je préfère, mais… c’est mon point de vue.

Moreau se mit à rire.

-          - Eh oui ! Je le sais bien, que tu ne goûtes guère ce genre de féerie fantastique, tu aimes ce qui est plus discret ! Mais quant à moi, je pense qu’un tel évènement me fera retrouver l’entière faveur du public.

 

     L’affaire devait durer cinq heures et demie. Quelques courageux seulement endurèrent l’entier supplice, la plupart ayant fui au bout d’une demi-heure. Le dernier concert monstre que Moreau donna à Cuba fut une monstruosité sonore. De l’orchestre démesuré qu’il dirigea, dont quarante pianistes réunis ou plutôt désunis, quatre-vingt trompettes et tambours -il était même allé embaucher pour l’occasion des musiciens de la flotte- résulta un tumulte discordant, un désordre bruyant et désagréable.

 

     « Je n’ai pas osé le dire à monsieur, car je ne me permets pas de lui faire des reproches, mais ce concert monstre… C’est que monsieur aime beaucoup ces grosses machines qui font du bruit, il en a pris le goût à Paris, à cause de ce monsieur Berlioz. Il s’est encore une fois épuisé pour préparer tout cela, passant des heures à réviser des milliers de pages de copies de partition jusque tard dans la nuit. Je trouve que monsieur a beaucoup de qualités, mais, il lui arrive de faire de mauvais choix. De toute façon, comme le dit Voltaire : « Si l’homme était parfait il serait Dieu ». Enfin… après cela, monsieur a hésité encore quelques mois, puis… il a pris sa décision. »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



[1] Adelina Patti (1843-1919) cantatrice italienne, “La Patti” a été l’une des plus grandes divas de son temps.

[2] Hector Berlioz avait été tout particulièrement élogieux, il écrivit, dans le journal des Débats en avril 1851: « M. Gottschalk est du très petit nombre de ceux qui possèdent tous les éléments divers de la puissance souveraine du pianiste […]. Il est musicien accompli. » Les deux hommes entretinrent une correspondance. 


  


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